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Conversation avec Bob Dylan
par Joseph Haas
(date de l'interview : 26 novembre 1965)

Publiée dans le Chicago Daily News de novembre 1965, puis dans " Retrospective " de Craig McGregor



Bob Dylan, l'une des personnalités les plus talentueuses et controversées du milieu artistique américain, donnera ce soir le second de deux concerts programmés à l'Arie Crown Theater, Place McCormick. Des millions de jeunes écoutent les morceaux que ce musicien de 24 ans a composés et qu'il interprète, à sa façon très particulière, en concert ou sur ses disques. Les parents avisés, qui voudraient savoir à quoi pense cette jeune génération, feraient bien de l'écouter. Dylan est un musicien difficile à classer. Est-il un chanteur révolté, est-il le meneur du culte rock-folk, un rockeur ou un l'incarnation d'une évolution naturelle de la musique folk américaine ? Tous ces titres lui ont été donnés tour à tour. Mais, finalement, l'attitude la plus sage revient peut-être à ne pas essayer de le ranger dans une catégorie mais plutôt à le laisser parler, lui, de lui-même, longuement et sans manière.

Question : Chanterez-vous quelques-uns des morceaux qualifiés de folk-rock dans vos concerts ici ?

Réponse : Non, ce n'est pas du folk-rock, il s'agit seulement d'instruments…Ce n'est pas du folk-rock. J'appelle ça un son mathématique, une sorte de musique indienne. Je ne saurai pas vraiment la décrire.


Question : Vous n'aimez pas les groupes folk-rock?

Réponse : Non, non, je sais apprécier ce que les autres font, ce que font beaucoup de gens. Je n'apprécie pas systématiquement les textes de nombreux auteurs, mais j'aime l'idée qu'ils essayent de le faire pour dire quelque chose, vous savez, sur la mort. Mais en fait, je connais très peu d'entre eux. J'ai 24 ans maintenant et la plupart de ceux qui jouent ou écoutent sont des adolescents. J'ai joué du rock quand j'avais 13, 14 puis 15 ans mais j'ai du arrêter lorsque j'ai atteint 16 ou 17 ans car je n'arrivais pas à me faire une place. Frankie Avalon et Fabian étaient les rockeurs types de l'époque, athlétiques et propres sur eux. Et vous savez quoi, sans ça, vous ne pouviez pas vous faire beaucoup d'amis. J'ai joué du rock quand j'étais ado ouais. J'étais semi-professionnel et je jouais du piano pour un groupe de rock'n roll. Vers 1958, 1959, j'ai découvert Odetta, Harry Belafonte, tous ces trucs là et je suis devenu chanteur de folk.


Question : Avez- vous changé pour vous " faire votre place " ?

Réponse : On ne pouvait imaginer vivre du rock'n roll alors. Traîner ici et là avec un ampli et une guitare électrique ne permettait pas de survivre, c'était trop compliqué. Il fallait en suer pour gagner l'argent nécessaire à l'achat d'une guitare et il fallait en faire plus encore pour pouvoir faire jouer un nombre suffisant de personnes. Il fallait deux ou trois personnes pour créer un mélange de sons. C'était pas un truc pour un mec seul, vous voyez. Quand d'autres choses vous tirent vers le bas, vous commencez à vous perdre, vous briser, vous savez ? Quand on a 16 ou 25 ans, a t-on le droit de perdre, de finir comme un ramasseur de quilles au bowling à 65 ans ?


Question : Qu'entendez-vous par " faire votre place ", pensez-vous au succès commercial ?

Réponse : Non, non, il ne s'agit pas de faire de l'argent. Il s'agit davantage d'être agréable et de ne blesser personne.


Question : Avez vous rejoint le monde de la folk parce que vous pensiez avoir là une chance de faire votre place ?

Réponse : Non, ça a été accidentel. Je ne suis pas venu à la musique folk pour faire de l'argent, mais parce que c'était plus facile. On pouvait être par soi même, sans l'aide de personne. Tout ce qu'il fallait, c'était une guitare. Vous n'aviez besoin de personne d'autre. Je ne sais pas expliquer tout ce qui se passe maintenant. Mais je pense que c'est moins bon que ça ne l'a été. La plupart des chanteurs de folk sont partis maintenant, ils font d'autres choses même s'il reste de bons chanteurs.


Question : Pourquoi avoir abandonné le son folk ?

Réponse : J'ai déjà parcouru bien trop de chemin pour m'en tenir à celui-là. Je ne pourrais pas revenir en arrière et faire seulement ça. Les vrais gens (real folk) n'ont jamais vu la 42ième rue, ils n'ont jamais pris un avion. Ils ont leur petit monde et tout va bien comme ça.


Question : Pourquoi avoir commencé à utiliser la guitare électrique ?

Réponse : Je ne l'utilise pas beaucoup, vraiment.


Question : Certains sont blessés parce que vous l'avez utilisé une fois.

Réponse : C'est leur problème, ce serait idiot de ma part de prétendre que je suis désolé parce que je n'ai vraiment rien fait. Tout ça n'est pas très sérieux. J'ai le sentiment que ceux qui m'accusent de trahison sont ceux qui ont profité de moi il y a quelques années mais pas ceux qui sont présents depuis le début. Parce que vous voyez, je les vois encore parfois ceux qui étaient là dès le début et ils comprennent ce que je fais.


Question : Pouvez-vous expliquer pourquoi vous avez été sifflé lors de votre entrée en scène au Festival Folk de Newport l'été passé avec une guitare électrique pour interpréter vos nouvelles chansons ?

Réponse : Je ne sais pas qui sont tous ces gens et peu importe, je pense que chacun de nous peut être sifflé. Je n'ai pas été affecté par tout ça. Je n'en ai pas pleuré. Je ne comprends même pas tout ça. Je veux dire, qui pensaient ils atteindre, mon ego ? Mais il n'existe même pas, leurs sifflets ne peuvent pas m'atteindre.


Question : Que ferez-vous lorsque cessera l'engouement pour le type de musique que vous jouez ?

Réponse : Je vais vous dire que ça m'est un peu égal que ça s'arrête. Je n'ai jamais suivi aucune tendance. Je n'avais pas le temps de suivre une tendance. Essayer est sans intérêt.


Question : Dans quelques unes de vos chansons dont " The Times They Are A-Changin' ", vous établissez la distinction entre les pensées des jeunes et des vieux, vous évoquez la difficulté de l'ancienne génération à comprendre la nouvelle ?

Réponse : Ce n'est pas ce que j'ai dit. Il se peut tout simplement que ce soit les seuls mots que j'ai pu trouver pour établir la différence entre les vivants et les morts. Ça n'a rien à voir avec l'âge.


Question : Que pouvez-vous dire de la parution prochaine de votre premier livre ?

Réponse : Macmillan en est l'éditeur. Le titre tel que défini actuellement est " Tarantula ", mais ça peut changer. Il ne s'agit que d'écritures. Je ne saurais pas vraiment dire de quoi il s'agit. Ce n'est pas narratif ou un truc de ce genre.


Question : Des rumeurs prétendent que vous avez prévu d'abandonner la musique et peut-être bientôt, pour consacrer tout votre temps à l'écriture ?

Réponse : Il faudra bien que je fasse quelque chose quand je serai vraiment épuisé, vous savez. Mais il est possible que je n'écrive plus jamais, que je commence à peindre bientôt.


Question : Avez-vous gagné suffisamment d'argent pour être libre de faire exactement ce que vous voulez ?

Réponse : Je ne dirai pas ça. On se lève, on se couche et entre ces deux moments là, il faut faire quelque chose. C'est ce à quoi je m'occupe actuellement. Je fais beaucoup de choses amusantes. Mais je n'ai pas vraiment d'idées. Je ne m'autorise pas à penser à quoi que ce soit, à demain ou à tout autre moment, ça ne veut vraiment rien dire pour moi.


Question : Vous vivez au jour le jour ?

Réponse : J'essaye, j'essaye de ne pas prévoir. A chaque fois que j'ai fait des plans, ça n'a pas vraiment marché. J'ai laissé tomber tout ça. Les concerts sont planifiés mais d'autres font ça pour moi. Je n'ai pas à m'en occuper.


Question : Avez-vous déjà penser à vous installer dans une vie normale, être marié, avoir des enfants ?

Réponse : Je n'espère pas être comme tout le monde. Se marier, avoir une tripotée d'enfants, je n'ai pas cet espoir. Si ça arrive, ça arrivera. Peu importe mes espoirs, ils ne se réalisent jamais. Je crois qu'il n'existe pas de prophète.


Question : Vous paraissez bien pessimiste sur de nombreux sujets.

Réponse : Non pas pessimiste. Je ne crois pas que les choses puissent changer, c'est tout et j'ai accepté ça. Ca a peu d'importance pour moi. Ce n'est pas du pessimisme, mais une espèce de tristesse, une sorte d'absence de tout espoir.


Question : Qu'en est-il de la religion et de la philosophie ?

Réponse : Je n'ai ni religion, ni philosophie, je n'ai donc pas grand' chose à dire là-dessus. Beaucoup en parlent et c'est parfait s'ils suivent vraiment une certaine ligne de conduite. Je ne vais pas arriver pour changer tout ça. Je n'aime pas qu'on me dise ce que je dois faire ou croire, ou comment je dois vivre. Je m'en soucie peu vous savez. La philosophie ne peut rien m'apporter que je n'ai déjà. La plus grande de toutes, ce qui me paraît tout englober, est gardé secret dans ce pays. Il s'agit d'une ancienne philosophie et religion chinoise, c'en était une vraiment… Il y a un livre qui s'appelle le " Yiking ". Je n'essaye pas de le mettre en avant, je ne veux pas parler de tout ça. Mais c'est la seule chose qui semble étonnamment vraie, un point c'est tout, et pas seulement pour moi. Tout le monde devrait connaître ça. C'est un système de connaissances complet basé sur toute sorte de choses. Il n'est pas utile de croire en quelque chose pour le lire, parce qu'avant d'être un grand livre auquel il faut croire, c'est d'abord une poésie fantastique.


Question : Que faites vous de votre temps lorsque nous n'êtes pas en concert ?

Réponse : J'ai un emploi du temps réglé. Je fais juste ce que j'ai à faire, je ne fais pas quelque chose en particulier. Je peux être bien n'importe où. Je lis assez peu. J'écris parfois des morceaux de texte puis je les enregistre. Je fais des trucs ordinaires.


Question : Qu'en est-il de votre relation romantique avec Joan Baez ?

Réponse : Oh, non, mec, c'était il y a longtemps.


Question : La moitié des chansons de son dernier album est de Dylan.

Réponse : Que le ciel lui vienne en aide !


Question : Qu'avez-vous à dire de l'histoire qui veut que vous avez changé votre nom, Bob Zimmerman pour celui de Bob Dylan eu égard à l'admiration que vous portez au poète Dylan Thomas ?

Réponse : Non, non, j'ai opté pour Dylan parce que j'avais un oncle qui s'appelait Dillon. J'ai changé l'écriture parce que ça ne sonnait pas bien. J'ai lu quelques-unes de ses compositions mais elles n'ont rien à voir avec les miennes. Nous sommes différents.


Question : A propos de votre famille ?

Réponse : Je n'ai pas de famille, je suis seul.


Question : Quelle est cette rumeur selon laquelle vous avez invité vos parents à l'un de vos premiers concerts, que vous avez payé leur voyage, puis lorsqu'ils se sont installés, vous avez dit sur scène que vous étiez orphelin et qu'ensuite vous n'êtes pas allé les voir lorsqu'ils étaient à New York?

Réponse : Ce n'est pas vrai. Ils sont venus au concert, ils sont venus de leur propre chef et je leur ai donné un peu d'argent. Je ne déteste pas mes parents ou des trucs comme ça. C'est juste que je n'ai pas de relation avec eux. Ils habitent dans le Minnesota et il n'y a rien pour moi dans le Minnesota. J'y retournerai sûrement une fois pour quelque temps, chacun retourne de là où il vient, je suppose.


Question : Vous parlez comme si vous étiez terriblement séparé des gens.

Réponse : Je ne suis pas déconnecté de quoi que ce soit à cause d'une force, d'une habitude, je suis comme ça c'est tout. Je ne sais pas, j'ai dans l'idée que c'est plus facile d'être déconnecté que connecté. Je dis un grand bravo à tous ceux qui sont connectés. C'est parfait. Moi je peux pas faire ça. J'ai été lié tant de fois. Les choses ne se sont pas bien passés, alors plutôt que de me briser, je ne me connecte plus.


Question : Tentez-vous plus simplement de ne pas être blessé ?

Réponse : Je n'ai pas été blessé sur le moment, la conscience m'est venue après. En regardant tout ça à rebours, en y repensant, c'était comme un hiver glacé.


Question : Evitez-vous les relations étroites avec les gens ?

Réponse : J'ai des relations avec les gens. Des gens comme moi, des gens déconnectés, il y a beaucoup de personnes déconnectées. Je ne me sens pas aliéné ou déconnecté, ou effrayé. Je n'ai pas le sentiment que les gens déconnectés se soient regroupés en organisation. Je ne veux de toute façon appartenir à aucun mouvement. Mais il se peut qu'un jour, je me retrouve seul dans un wagon de métro au moment où les lumières s'éteignent, avec 40 personnes, et que je me sente perdu. Il me faudrait alors apprendre à les connaître. Je ferai ce qui devra être fait.






Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.


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