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Ambiguïté et abstraction dans les chansons de Bob Dylan
Jeffrey Side
La poésie contemporaine demeure lointaine à beaucoup. Et pour cause, la majorité des poèmes sont ennuyeux. Et ils le sont car les gens ne parviennent pas à se reconnaître en eux. Une part importante de la poésie moderne ne repose plus sur l'identification du lecteur mais sur le transfert d'informations, des informations qui pourraient tout aussi bien être transmises en prose. Ces poèmes sont écrits dans le seul but de traduire les pensées et les sentiments du poète par rapport à un événement précis, à une situation ou à un endroit dont il ou elle a fait l'expérience, ou qu'il est en train d'expérimenter. Peu importe au poète que le lecteur soit touché ou non par le poème, tant qu'il ou elle comprend clairement les informations que s'efforce de lui transmettre le poète. Il peut s'agir de quelque vue éclairante que lui a laissé son expérience propre ; il peut s'agir encore (comme c'est souvent le cas) d'un point de vue ou commentaire faible sur un aspect ordinaire de la vie contemporaine.
Les meilleures des chansons populaires font mieux que ça. Elles suscitent à la fois l'imagination et les émotions et permettent de déverrouiller les plus intimes des images, souvenirs, relations et associations. C'est évident à la lecture des chansons de Bob Dylan. Même la plus sommaire de ses chansons est capable d'éveiller ce sentiment mieux que ne le fait la plus "sérieuse" des poésies. C'est parce que ses chansons (et dans un moindre registre les chansons en général) font fréquemment usage de positionnement imprécis et abstraits plutôt que particuliers et spécifiques. La poésie contemporaine, à l'inverse, fait exactement le contraire en s'appuyant sur ces points de vue particuliers et spécifiques plutôt que sur des espaces imprécis et abstraits. Cette aversion pour l'abstraction s'est renforcée sous l'influence d'Ezra Pound qui préconise une poésie ne comportant aucun terme ou point de vue abstraits, et qui recommande une composition poétique purgée de tout mot superflu et de tout adjectif qui ne révèle rien.
N'utilisez pas des expressions comme "les espaces troubles de la paix". Cela alourdit l'image par le mélange de l'abstrait et du concret. Il en est ainsi parce que l'auteur n'a pas compris que l'objet réel est toujours le symbole adéquat.
C'est cette culture poétique-là qu'on assène encore aux étudiants dans les écoles ou dans les ateliers de poésie du monde entier.
De fait, les limites imposées à la poésie par ce parti pris sont clairement visibles lorsqu'on compare un poème contemporain majeur avec une strophe d'une chanson de Dylan.
La "poésie" d'abord :
"Equipe de Nuit" par Simon Armitage
Une fois encore, tu m'as manqué d'un instant ;
la vapeur déborde du joint de la bouilloire frémissante.
l'eau dans les tuyaux a trouvé son niveau
dans une autre pièce, d'autres signes
du départ de l'un : de la poussière, non captée
par le mouvement des rideaux, le bruit d'horloge
des spasmes du chauffe-paraffine.
Des semaines durant, nous sommes venus et allés, réveillés
dans des acres de literie vide, écrits
les mots d'amour au rouge à lèvres sur le miroir de la salle de bains
et dans cet espace, nous avons travaillé et avons payé notre dû
nous nous étions trouvés l'un l'autre, mais nous sommes perdus.
En haut, au moins, on comprend
les choses dites plus que les baisers au rouge à lèvres :
l'air,qui porte encore des résidus de ta laque à cheveux ;
la chaleur du corps animée dans la couette chiffonnée.
De ces poèmes-là, Richard Caddel et Peter Quatermain ont écrit, en introduction des "Autres poèmes britanniques depuis 1970" que "dans tous les cas, la poésie typique est un énoncé fermé et mono-linéaire qui attend peu du lecteur sinon une consommation passive". Ce que propose ce poème est un morceau de poésie prosaïque et descriptive qui ne laisse rien à l'imagination du lecteur.
Exception faite de l'usage inconstant des rimes et de la rhétorique des vers 'Nous nous sommes trouvés l'un l'autre, puis nous sommes perdus', il ne s'agit pas à proprement parler de poésie mais plutôt de prose agencée selon une combinaison rythmique. Le transfert d'informations est d'une évidence telle qu'on peut facilement le paraphraser :
Tu viens de quitter l'immeuble. De si peu en réalité que la vapeur marque encore la bouilloire à peine éteinte. Il ne s'agit cependant pas du signe unique de ton départ tout récent : dans l'autre pièce, la poussière demeure encore suspendue par le mouvement des rideaux que tu avais ouvert. De même, le radiateur que tu viens d'éteindre fait du bruit en refroidissant, comme le tic-tac régulier d'une pendule.
Voilà des semaines maintenant que nous n'avons pas passé du temps ensemble car nous travaillons à des horaires différents. Et ce décalage préjudiciable nous vaut de dormir et de nous réveiller à des heures différentes, ce qui signifie qu'à mon réveil, tu n'es pas au lit avec moi.
Notre seule façon de communiquer tient à ces messages d'amour que nous nous écrivons au rouge à lèvres (rouge à lèvres car le rouge à lèvres est le symbole de l'histoire d'amour, n'est ce pas) sur le miroir de la salle de bains. Et n'est-il pas ironique que dans cette maison qui est la nôtre (celle pour laquelle nous avons travaillé afin d'en payer le prix), nous avons gagné chacun cette reconnaissance de soi, mais si tristement perdu une intimité certaine l'un de l'autre ?
Mais revenons à ce que je disais auparavant : à propos de ces objets que je regarde et qui représentent mon existence physique dans cette pièce, et implicitement, ton existence qui se poursuit ailleurs. Pour exemple, le parfum de ta laque s'attarde encore, le lit porte encore la chaleur de ton corps. Ces signes me rappellent l'amour que nous faisons et sont, par là même, des indicateurs plus sensuels de notre relation physique que les messages déjà cités.
Ce style d'écriture constitue la base des principes de fonctionnement de la plupart des poésies contemporaines traditionnelles.
Par contraste, jetons maintenant un œil à une strophe de l'une des chansons les plus sommaires de
Dylan, Changing Of The Guards :
La chance appelle.
Je sortis d'entre les ombres, vers le marché,
Marchands et voleurs, avides de pouvoir, ma dernière carte abattue.
Elle sent bon comme l'herbe des prés où elle est née,
A la veille de l'été, près du clocher.
Rien ne peut être plus éloigné de la poésie d'Armitage. Dylan ne craint pas de généraliser car il sait que c'est seulement par la généralisation que le lecteur peut reconnaître la spécificité. Keats avait compris cela lorsqu'il disait qu'un poème devait surprendre par son merveilleux excès, et non par sa singularité et qu'il "devait frapper le lecteur en ce qu'il était la formulation de ses pensées les plus intimes, et apparaître essentiellement comme un souvenir" (lettre du 27 février 1818 à John Taylor). C'est tout simplement impossible avec la poésie d'Armitage. Dylan ne craint également pas de mélanger les registres poétiques. Pour exemple, nous pourrons citer l'usage qu'il fait de formulations archaïques comme "Je sortis d'entre" , "sent bon comme l'herbe des prés" et "à la veille de l'été" qui voisinent avec la plus populaire "ma dernière carte abattue". La variété et la richesse linguistique s'ajoutent pour rendre hommage à son patrimoine poétique.
La strophe commence par "la chance appelle", mais on ne nous dit pas qui elle appelle. S'agit-il de Dylan ? S'agit-il de nous, les lecteurs ? S'agit-il de l'humanité en général ? Dylan nous laisse le choix. Le vers suivant présente un personnage avec "j'ai traversé des ombres" mais rien n'est dit de ce personnage et nous sommes libres de conjecturer sur son identité. Le mot "ombres" lui même ouvre une myriade de possibilités d'interprétation. Des expressions comme "Marchands et voleurs" et "avides de pouvoir" ne fonctionnent pas seulement comme des symboles spécifiques de la corruption, de la déchéance et de l'amoralité, mais comme des points de vue plus vastes sur la nature de la condition humaine. Et qui est cette femme qui "sent bon" ? Comment peut-elle être comme les prés ? Pourquoi est-il fait usage du pluriel pour "les prés" ? Comment peut-elle être née dans plus d'un pré ? Le pré est-il un pré ? S'il ne l'est pas, que symbolise-t-il ? Et quel est ce clocher ? Est-il également symbolique ? Ce flou et cette ambiguïté donnent à celui qui écoute l'autorisation de créer des interprétations hautement personnelles, ce qui est impossible avec la plupart des poésies contemporaines traditionnelles.
David Bleich, dans "Lectures et sentiments", célèbre les pouvoirs créatifs du lecteur. Il croit qu'écrire sur la littérature ne suppose pas qu'il faille supprimer les préoccupations individuelles, les angoisses, les passions et les engouements du lecteur car "chaque personne cherche d'abord et avant tout à se comprendre elle-même. Et le travail littéraire répond à cette quête en nous aidant toujours à trouver quelque chose sur nous-même. L'introspection et la spontanéité doivent être encouragées. Chaque mouvement de réponse, dit-il, reflète les motivations et perceptions changeantes du lecteur au moment où il lit ; alors la réponse la plus particulière et autobiographique au texte peut-être reçue avec sympathie. Dans ces conditions, le lecteur est capable de construire, voire de créer, une exégèse personnelle en usant des permutations linguistiques inhérentes au texte et composer une unité de sens bâtie sur des réponses autobiographiques. L'ambiguïté présente dans l'œuvre de Dylan permet au lecteur de procéder exactement de cette façon.
La version originale de cet article se trouve à :
The Argotist Online
Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.
Jeffrey Side a publié ses poèmes dans divers magazines tel que Poetry Salzburg Review, sur des sites web tel que Poethia, nthposition et Blazevox. Il a écrit le commentaire de poésie pour le New Hope International, Stride magazine, Acumen et Shearman Magazine. De 1996 à 2000, il a été l'assistant de l'Argotist Magazine. John Ashbery et William Blake sont les poètes qui l'influencent.
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