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Conférence de presse
Londres, Keith Altham, 3 mai 1966



Les cheveux hérissés comme ceux d'un fidjien après un choc électrique, vêtu d'une veste bleue en daim et d'un pantalon rayé de blanc, Bob Dylan errait dans la suite du Mayfair Hotel la semaine passée, suivi d'une escouade de cameraman et d'ingénieurs du son, ces derniers enregistrant " la réception offerte à la presse ".

Un homme imposant, coiffé d'un haut-de-forme gris, une caméra constamment visée à l'épaule, arpentait la pièce en titubant à la façon de Quasimodo, se grattant successivement les oreilles ou le nez, le tout ponctué par les ronflements de la machine, tout ça sous les regards perplexes des autres reporters.

Une femme en jean gris agitait ce qui pouvait passer pour d'énormes saucisses de Francfort mais qu'i s'avéra être des micros reliés au magnétophone. Nous allions visiblement être enregistrés pour la postérité.

Pendant près de quinze minutes, les photographes prirent un nombre incalculable de clichés de Dylan qui se tenait le regard ennuyé près d'une fenêtre. Finalement, il releva ses lunettes noires, un cadeau pour le caméraman, mais pour autant, son regard resta identique.

Ken Pitt, l'attaché de presse le plus optimiste, annonça que M.Dylan allait maintenant répondre aux questions.

" Est-ce un micro ? " demanda M.Dylan, à propos d'un objet cylindrique imposant posé sur le bureau juste sous son nez. Ayant obtenu confirmation qu'il s'agissait bien d'un micro, Dylan signala qu'il était prêt à commencer en poussant un léger grognement et en replaçant sa chaise.

" Quels musiciens avez-vous emmené avec vous ? "

Après que cette question a été posée à nouveau, puis reformulée à plusieurs reprises, Bob répondit :
" Vous voulez des noms ? "
Le reporter répondit que cela pourrait l'aider.
" Gus, Frank, Mitch… " grogna Dylan.


POSTERITE ?

Eu égard à la postérité, je tentai une question qui peut être vue comme celle d'un averti tandis que Quasimodo me visait avec sa mécanique.
Pourquoi les titres de son plus récent album, à l'image de 'Rainy Day Women #12&35', n'ont-ils apparemment aucun lien avec les chansons ?
" Tout a un sens rétorque Dylan. Etes-vous déjà descendu dans le nord du Mexique ?
" Pas récemment.
" Bien, alors je ne peux pas vous expliquer.

Il semblerait que les états de Washington, de Baltimore et de Houston apportent un éclairage par leur interdiction de 'Rainy Day Woman' en laquelle ils voient une apologie au LSD et de la marijuana. Un bonheur douteux que Dylan partage avec le 'Eight Miles High' des Byrds, interdit dans ces mêmes états la semaine passée.

J'ai essayé de le faire parler de Paul Simon, auquel il a récemment téléphoné aux USA ainsi que de Bob Lind.
" Je n'ai jamais entendu parler d'eux, a répondu M.Dylan complaisamment.

Sur ce j'arrête ma participation et regarde avec intérêt les autres se faire maltraiter.

" Bob, vos cheveux me désolent ? dit une journaliste. Comment vous y prenez-vous pour les mettre dans cet état ?
" Comment je m'y prends ?
" Oui, comment faites-vous ?
" Je les peigne comme ça.

Une autre tente un traitement de choc : " Etes-vous marié ?
" Je ne veux pas vous mentir. Ce serait faux de vous répondre " oui " déclare Dylan dans un souffle. Ma femme m'accompagnait lors de ma dernière venue et personne n'a fait attention à elle.

L'hypothèse d'un mariage secret avec Joan Baez est lancé.
" Joan Baez était un accident, rétorque M. Dylan.

Dana Gillespie, une chanteuse folk et bonne amie de Dylan, est citée. Dylan s'égaie visiblement : son visage se tord dans l'effort qu'il fait pour sourire.
" Dana est-elle là ? demande t-il. Amenez là, j'ai quelques barjos pour elle.
Malheureusement Dana n'était pas là. La conversation roula à nouveau autour de stupidités assommantes.


REVELATIONS !

En très peu de temps, nous avons découvert que :
- Dylan ne voyait pas très bien les mardis…
- Ses ongles d'orteil ne lui allaient pas…
- Il considère que Pete Lorre est le plus grand chanteur folk du monde…
- Toutes ses chansons protestent contre quelque chose…
- Il a écrit un livre sur les araignées en une semaine…
- Il ignorait qui était l'homme au chapeau haut-de-forme.

" Je pensais qu'il était avec vous, a t-il dit, impassible.

La femme au micro géant en forme de saucisse de Francfort se place devant afin de ne pas rater une syllabe de cette répartie étincelante. Tandis que les journalistes quittent la suite, je prends à part l'un des agents secrets de Dylan (je sais qu'il est un homme de Dylan à ce qu'il porte des lunettes noires) et lui demande pourquoi un homme aussi intelligent que Dylan s'embête à mettre en place cette conférence de presse grotesque.
" Mec, dit-il avec exaltation, Dylan veut simplement que nous venions et enregistrions cette conférence de presse afin de prouver que tous les journalistes sont ridicules et infantiles.

Je suis comme renvoyé à ma pâte à modeler, mon bac à sable, mon ardoise et mes craies au New Musical Express. Mais grâce à Dieu, il n'y a qu'un Dylan.



Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.


Publié dans le magazine "New Musical Express" en mai 1966.


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