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Interview de Paul Robbins
Santa Monica, Californie, mars 1965
Robbins : J'ignore si je dois me lancer dans une interview classique ou si je dois jouer avec l'absurde comme nous l'avons fait l'autre soir ?
Dylan : Le résultat sera le même mon gars.
Robbins : Ok… Si vous êtes poète et que vous assemblez les mots en quête d'un rythme voulu, pourquoi bifurquer parfois vers des chansons dans lesquelles les mots valent davantage pour leur forme, leur Gestalt, que pour leur sens ?
Dylan : …Bien, je ne définirai pas le mot poésie, je ne m'y essaierai même pas. J'ai parfois pensé que Robert Frost était un poète. Parfois encore, Allen Ginsberg endossait ce rôle, ou encore François Villon… Mais la poésie ne reste pas confinée aux pages imprimées. Mais pour autant, je ne crois pas qu'il s'agisse de poésie lorsque j'écris " Regarde marcher cette fille ". Je ne veux pas devenir fou à cause de cette question. Les paroles des chansons… parfois ça arrive qu'elles soient un peu plus étranges que dans la plupart des chansons. Je trouve ça facile, écrire des chansons. J'écris des chansons depuis très longtemps et les mots ne sont pas uniquement destinés à remplir une page vierge. Ils sont écrits pour être lus, vous voyez. Si on enlève ce qui fait la chanson, le rythme, la mélodie, je peux alors encore déclamer les mots.. Et cela n'enlève au mérite des chansons avec lesquelles on ne peut pas faire ça - les chansons qui ne supporteraient pas cette absence de rythme et de mélodie. Parce que, elles sont pas prévues pour ça, vous savez. Les chansons sont les chansons…Je ne crois pas qu'il faille avoir de grosses attentes d'une seule chose en particulier.
Robbins : Qu'est donc devenu Blind Boy Grunt ?
Dylan : Il y a quatre ans que j'ai fait ça. Aujourd'hui un tas de gens écrivent des chansons révoltées. Tout ça prend une tournure étrange. Je préfère écouter Jimmy Reed ou Howlin' Wolf, mec, les Beatles, ou Françoise Hardy plutôt que d'écouter le moindre chanteur de protest songs… Bien que je n'aie pas écouté tous les chanteurs de protest songs. Mais de ceux que j'ai entendus, je n'ai retenu que ce vide autour des paroles comme " Donnons-nous les mains et tout ira bien ". C'est tout ce que j'y vois. Et ce n'est pas parce que quelqu'un parle de la Bombe que je vais crier et applaudir.
Robbins : Cela veut-il dire que ces chansons ne marchent plus?
Dylan : Ca n'a rien à voir. La menace des bombes effraye beaucoup de monde. Mais d'autres ont simplement peur d'être vus dans la rue avec un magazine moderne sous le bras, vous savez. Nombreux sont ceux qui ont peur d'affirmer qu'ils aiment les films de Marlon Brando. Cela ne veut pas dire que ces chansons ne marchent plus mais avez-vous vraiment pensé qu'il y avait un endroit où elles marchaient, pour de vrai ? Qu'est-ce que c'est, marcher ?
Robbins : Ceux qui les chantent ont le sentiment d'être dans le vent, je crois que c'est ça. Mais ce qui compte, c'est l'attitude plus que la chanson. Et maintenant l'attitude dans le vent a changé.
Dylan : Oui, mais il nous faut être conscient de ce que signifie cette attitude, Il faut être conscient de cette forme de communication. On peut écrire beaucoup de protest songs et les regrouper sur un disque folk. Mais qui les écoutera ? Ceux qui vont les écouter sont déjà d'accord avec ce qui est dit. Vous n'allez pas prendre le temps d'écouter ce en quoi vous ne croyez pas. Les gens ne font pas ça. Vous trouverez peut être un mec qui dira " j'ai changé après avoir écouté ça ", mais ce sera le seul. Ça ne se passe pas comme ça. C'est un mélange d'expériences qui permet à quelqu'un de savoir d'instinct ce qui est bon ou mauvais pour lui. L'endroit où il ne se sent coupable de rien. Nombreux sont ceux qui simulent par culpabilité. Ils simulent parce qu'ils pensent qu'on les regarde. Peu importe à cause de quoi. Il y a des gens qui n'agissent que par culpabilité…
Robbins : Vous ne voulez pas être coupable ?
Dylan : Ce n'est pas que je ne suis PAS coupable. Je ne suis pas plus coupable que vous. Les générations passées ne sont pas davantage coupables. Prenez le procès de Nuremberg. Regardez ça et vous pourrez l'évacuer. Certains ont dit : " Je devais tuer ces gens sinon c'est eux qui m'auraient tué ". Qui peut juger de ça actuellement ? Qui sont-ils ces juges qui prétendent avoir ce droit : juger quelqu'un ? Comment sait-on qu'ils n'auraient pas fait la même chose ?
Robbins : C'est peut-être quelque chose d'accessoire, mais cette affaire de la loi de prescription qui se termine et tout le monde qui veut la prolonger ? Vous souvenez- vous de ce qui était écrit sur le mur dans la "Ferme des animaux". Il était écrit : " Tous les animaux sont égaux " et plus loin, ils avaient ajouté : " Et certains plus que d'autres ". L'inverse est tout aussi vrai. Certains sont moins égaux que d'autres. Si les nazis sont vraiment criminels, alors il faut " vraiment " les emprisonner, quitte à modifier des lois pour leur porter le coup de grâce ?
Dylan : Ouais, toute cette merde concourt dans la même catégorie. Personne n'aime se venger, n'est ce pas ? Mais ces Israéliens VINGT ans après essayent toujours d'attraper ces mecs, des individus AGES et en fuite. Dieu sait qu'ils n'iront pas loin, et qu'ils ne feront pas grand'chose. Et ces Israéliens courent partout pour les rattraper. Ils y ont laissé vingt ans de leur vie. Si on leur enlevait ce boulot, ils ne seraient pas plus que des boulangers. Toute leur vie tendue vers ce seul objectif, c'est comme une obsession : " C'est comme ça et je vais y arriver ". Toute position intermédiaire est nettoyée. Je ne peux pas faire ça, pas plus que je ne peux en dire du mal. Hé, je ne peux dire du mal de rien car je ne suis pas obligé de m'en mêler. Je n'ai pas à dire du mal de tous ceux que je n'aime pas, parce que je ne suis pas obligé de fréquenter ces gens. Alors oui reste cette énorme contradiction : " Fais ce que tu dois faire ". Je ne sais pas ce qu'il faut faire mais ce que je peux faire, c'est établir la liste de ce qu'il ne faut pas faire. Je ne sais pas toujours ce qu'on est censé faire mais je sais ce qu'on est censé NE PAS faire. Et aussi longtemps que je saurai ça, je n'aurai pas vraiment besoin de savoir, personnellement, ce qu'on est censé faire. Il arrive à tout le monde d'en savoir un peu de temps en temps mais il est utopique de penser que certains sauraient le vrai tout le temps. Prenez la poésie. Vous m'interrogiez sur la poésie. Mais mec, la poésie c'est de la foutaise. Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs mais ici c'est un véritable massacre. On ne peut même pas parler de poésie. Les gens ne lisent pas de poésie dans ce pays. Et lorsqu'ils le font, ils se sentent attaqués. Ils ne la pigent pas. Vous voyez à l'école le genre de poésie qu'on nous fait lire ? " Les Deux Routes " de Robert Frost, T.S. Eliot. On lit toutes ces foutaises. C'est mauvais. Il n'y a rien de difficile dans tout ça, juste une mauvaise bouillie de foutaises. Et pour couronner le tout, ils font lire Shakespeare à des gamins qui ne pourront pas lire Shakespeare au lycée. Qui a vraiment envie de lire Hamlet, hein? Ils ne savent que nous donner " Ivanhoé ", " Silas Le Marin " ou " Le conte des deux villes ". Mais ils nous tiennent à distance de ce qu'on devrait vraiment faire. On ne devrait jamais aller à l'école. On devrait faire l'expérience des gens. Approfondir. C'est de là que tout vient. C'est là que tout commence. C'est à cette période, entre 13 et 19 ans, que tout est corrompu. Mais qui s'en soucie vraiment ? Les 13-19 ans sont les plus touchés par les maladies vénériennes mais personne ne les met en garde. Personne ne va dans les écoles pour les vacciner. Et c'est pourtant là que tout se joue. Tout ça, c'est que du flanc !
Robbins : Et à ce sujet, faire le choix de la chanson plutôt que de la poésie ne vous permet-il pas de toucher un plus large public ?
Dylan : C'est ce que je fais, mais je n'en attends rien, vous comprenez ? Tout ce que je peux faire, c'est être moi pour ces gens qui reçoivent ma musique. Je n'ai pas à être ce qu'ils attendent ou à leur faire croire que je suis ce que je ne suis pas. Je ne vais pas leur raconter que je suis un porte-parole universel, ou un grand amoureux, ou encore un mec génial ou quoi que ce soit d'autre. Parce que je ne suis rien de tout ça, non ? Pourquoi font-ils cette erreur ? Madison Avenue se contente de me vendre sans qu'il s'agisse de moi réellement. Je suis conscient de ça.
Robbins : Ce qui nous conduit à un autre sujet. Tous les magazines folk ainsi que de nombreux membres de cette tribu folk vous ont descendu. Vous ont-ils renié parce que vous avez changé ou… ?
Dylan : J'ai du succès et c'est ce qu'ils voudraient pour eux. C'est de la jalousie. N'importe qui, avec un tant soit peu de connaissances sur tout ça, comprendrait tout naturellement ce qui se passe ici. Celui qui ignore tout ça se raccroche toujours au succès, à l'échec, au bien, au mal... il n'a peut être pas de nana tout le temps … des choses comme ça. Mais ça ne sert à rien de faire des commentaires, mec. Je ne prends pas tout ça très au sérieux. Que quelqu'un me couvre de louanges en disant : " Vous êtes sensass… " m'importe peu car je sais la plupart du temps ce que cette personne a dans le crâne. Imaginez que ce soit un dingue complet, recevoir un compliment de lui n'a aucune valeur. C'est pareil pour ceux qui ne me comprennent pas. Les autres n'ont pas eu besoin de dire quoi que ce soit car, quand on va au fond des choses, seul compte ce qui arrive au moment présent. Qui se soucie de demain ou d'hier ? Les gens ne vivent pas dans ces époques-là, c'est au présent qu'ils vivent.
Robbins : J'ai une théorie que j'ai mise à l'épreuve plusieurs fois. Quand j'ai parlé avec les Byrds, ils disaient la même chose que moi, que beaucoup de gens disent, vous aussi vous en parlez. C'est pour cette raison qu'on a l'émergence d'un soi-disant nouveau son, le rock'n'roll. Il s'agit d'une synthèse de différentes choses, une…
Dylan : C'est plus que ça mec. Les gens en savent beaucoup plus désormais. Ils voient beaucoup de choses et comprennent la stupidité de tout. Les gens se fichent d'ailleurs d'aller en prison. Et puis après? On y est avec soi autant que dans la rue. Il y a aussi ceux qui ne se soucient de rien. D'ailleurs j'en suis venu à penser que celui qui ne fait pas de mal, qu'on ne peut pas l'abattre, vous voyez, si cette personne est heureuse comme ça.
Robbins : Mais s'ils sombrent dans l'apathie ? S'ils ne font attention à rien ?
Dylan : Et alors quel est le problème ? C'est leur problème ou le vôtre ? Ce n'est même pas la question. C'est seulement que personne ne peut apprendre de la bouche d'un autre. Les gens ont besoin d'apprendre par eux-mêmes, à travers ce qui les touche. Vous pouvez toujours me demander comment je fais pour donner aux autres ce que je sais. Mais les gens apprennent ça seuls. Certains restent dans leur cadre jusqu'à ce que quelque chose de différent émerge, jusqu'à ce que tout craquèle. Ils ne le réalisent que lorsqu'ils sont passés à l'étape suivante.
Robbins : Vous parlez de ces sentiments qu'on porte en soi et qui s'expriment enfin lorsque le moment est venu. Mais ceux qui ne se soucient de rien n'ont rien à exprimer. Ce sont des objets inertes d'où jamais rien ne sort, des individus qui s'en tiennent au statu quo quel qu'il soit.
Dylan : Des gens indifférents ? Pensez-vous au gérant d'une station d'essence ou à un maître zen ? Il y a tellement de gens indifférents, et chacun pour des raisons très différentes. Quelques-uns sont indifférents à certaines choses mais pas à d'autres. D'autres encore et plus simplement ne s'intéressent à rien. Il ne tient qu'à moi de ne pas les laisser me descendre et de ne pas les descendre non plus. C'est comme si l'avenir du monde reposait sur cette petite chose, comme s'il était dit qu'à peine levé le matin, il fallait sortir et terrasser quelqu'un. Rentrer à la maison sans avoir mis quelqu'un à terre est impensable. Il faut aller par les rues et marcher encore. Ce monde est grotesque.
Robbins : Alors pour qui écrivez-vous et chantez-vous ?
Dylan : Je n'écris pas et je ne chante pas pour quelqu'un à dire vrai. Oui, vraiment, je me soucie peu de ce que disent les gens. Peu m'importe comment ils me voient, peu importe de ce qu'ils disent de moi aux autres. Je vous le dirais si ça comptait pour moi, mais vraiment je ne m'y intéresse pas. Je n'essaye même pas de fréquenter ces gens. Pourtant j'aime porter de l'attention aux individus. Mais si quelqu'un vient à moi pour me soumettre un problème auquel il pense depuis longtemps, tout ce que je peux dire c'est " Wow, mec, qu'est-ce que ce type a en tête, à part moi ? Ai-je une telle importance que je puisse être si longtemps dans la tête d'un autre et lui apporter la réponse ? " Et lui dire ce qui suffirait à remettre de l'ordre en lui ? Hé, poussez pas…
Robbins : Les Claypool, un animateur du coin a fait une expérience avec vous un soir. Pendant près de 45 minutes, il a passé un de vos morceaux puis un morceau traditionnel, et ceci afin de prouver que les mélodies étaient les mêmes. A la fin de chaque paire de morceaux, il disait : " Ouais, vous voyez ce qui se passe. Ce gamin prend les musiques des autres, il n'est pas si original que ça. Et pire que tout, a-t-il conclu, ses chansons sont totalement dépressives et sans espoir ".
Dylan : Qui est Les Claypool ?
Robbins : Un disc-jockey folk qui anime une grosse émission le samedi soir et une émission quotidienne d'une heure consacrée aux traditionnels.
Dylan : Il a diffusé CES morceaux-là ? Il n'a rien passé de plus optimiste ?
Robbins : Non, il faisait le maximum pour démontrer sa thèse. Quoi qu'il en soit, ça fait naître une question attendue : Pourquoi reprendre des musiques qui existent déjà ?
Dylan : Je le faisais déjà plus ou moins lorsque je jouais du folk. Je connaissais ces musiques, elles existaient déjà. Et je l'ai fait parce que j'aimais ces musiques. Je le faisais alors que je n'étais pas connu du tout. Peu de gens écoutaient ces morceaux mais ceux qui écoutaient s'en délectaient. Alors oui je n'ai jamais présenté [une nouvelle chanson] au public en disant : " Voici un morceau pour lequel j'ai volé la musique ailleurs ", ce n'était pas important pour moi et ça ne l'est toujours pas. Peu importe la musique finalement, les musiques viennent toutes de ces traditionnels. Et si quelqu'un veut les reprendre à nouveau et que quelqu'un dit " ça c'est du Bob Dylan " alors ce sera sans importance puisque ça leur appartient, ça n'est pas à moi. Certains manquent de discernement, il a dit que j'étais sans espoir… Hé, mais j'ai la FOI. Je sais que certains diront que c'est des foutaises. Ce mec était peut être sur les nerfs. Il n'était pas dans un bon jour et il avait besoin d'un objet pour passer sa colère. Parfait. Il s'en est pris à moi ? Mais si ça n'avait pas été moi, ç'aurait été quelqu'un d'autre, peu importe. Il ne me fait rien, car je m'en fiche. Il va pas venir me voir dans la rue et me taper sur la tête. Cela dit, je n'ai fait ça que très rarement vous savez, pour quelques morceaux seulement. Et au moment où je ne le fais plus, on rejette ma musique pour son orchestration rock'n'roll. On ne peut pas plaire à tout le monde. C'est impossible, il faut le savoir. Qui plus est, au fond, ils s'en balancent.
Robbins : Pourquoi le Rock'n'Roll regagne t-il de l'audience tandis que la folk en perd ?
Dylan : La musique folk a causé sa propre perte. Personne ne l'a détruite. La musique folk existe toujours pour ceux qui la recherchent. Ce n'est pas une question d'être dans le vent ou pas. Mais c'est toujours le même truc sirupeux qui a été remplacé par quelque chose de plus actuel. Parce que finalement vous avez déjà écouté du rock'n'roll et ça bien avant les Beatles. Le Rock'n'Roll a été mis au rebut dans les années 60. J'ai essayé en 57 mais s'imposer comme chanteur de rock était impossible. Il y avait trop de groupes. Je jouais du piano alors. J'ai enregistré quelques disques.
Robbins : Oui, vous êtes plein aux as maintenant. Votre style de vie a beaucoup changé depuis 4 ou 5 ans. Il plus confortable. Est-ce que tout ça vous libère ?
Dylan : Ce n'était pas le but que je m'étais fixé. Je suis parti de chez moi parce qu'il n'y avait rien. Je viens du Minnesota, il n'y avait rien là-bas. Je ne vais pas mentir et dire que je suis parti pour découvrir le monde. Vous voyez quand je suis parti, je ne savais qu'une chose : c'est que je devais partir de là et ne jamais revenir. Je savais d'instinct qu'il y avait autre chose à voir que les films de Walt Disney. L'argent m'a toujours laissé indifférent. Je n'ai jamais vu l'argent comme quelque chose de si important. Du moment que je pouvais jouer de la guitare et me faire quelques amis ou au moins feindre l'amitié. D'autres font autrement pour subvenir à leurs besoins. Beaucoup de gens se contentent de survivre. Il y a aussi des mecs tenus par la trouille, pas vrai ? Ils se marient et s'installent. Tout tient à ça : construire son cocon pour ne pas avoir à dormir dans la nuit froide. Il ne reste alors plus qu'à survivre. Mais est-il heureux comme ça ? On ne peut aller nulle part. Alors, oui, j'ai de l'argent, pas vrai ? Mais par-dessus tout il fallait que je quitte New York. Trop de monde n'y venait plus que pour me voir, des gens qui ne m'intéressent pas vraiment. Des gens qui viennent de drôles d'endroits. Et moi je pensais que pour une raison ou une autre, je devais les accueillir. J'en étaiis réduit à ne pas vraiment être moi-même, à ne pas aller là où j'aimerais aller à cause de ces gens qui m'y auraient suivi.
Robbins : Avez-vous des amis, de vrais amis… Sont-ils faciles à reconnaître ?
Dylan : Oui, vraiment, je peux dire tout de suite si quelqu'un me plaît. Je n'ai pas besoin d'en faire des tonnes avec les gens. J'ai beaucoup de chance de ce côté-là.
Robbins : Revenons aux protest songs. Le Syndicat Mondial des Ouvriers1 est maintenant organisé et prend un bel essor. Qu'en est il du Mouvement des Droits Civils ?
Dylan : Ça va oui. Le projet a trouvé son sens et n'est plus seulement assimilé à une préoccupation communiste. Harper's Bazaar peut lui accorder une large place, et Life peut lui donner la Une. Mais quand on creuse un peu, on trouve là comme ailleurs un ramassis d'ordures. Le Mouvement pour les Droits Civils des Noirs a trouvé sa raison d'être maintenant et il doit plus à lui-même qu'au Harper's Bazaar. Il y a beaucoup plus là que dans les piquets de grève plantés autour de Selma, non ? Il y a, à New York, des gens qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté. La question du droit de vote demeure elle, ça c'est énorme. Voulez-vous bien que tous ces négres votent ? Oui, je peux le crier à tue-tête parce que c'est ce qu'ils veulent vraiment, " Alléluia " , ils veulent voter. Mais pour qui vont-ils voter ? Pour des politiciens, les mêmes politiciens que pour les blancs. Il faut être un peu à côté de la plaque pour se lancer en politique aujourd'hui. Vous savez, ils ne vont que voter, c'est tout ce qu'ils vont faire. Je n'aime pas le dire comme ça, ça a l'air rude mais c'est pourtant à ça que ça va se résumer.
Robbins : Que diriez-vous du système éducatif ?
Dylan : L'éducation. Les mômes vont dans des écoles qui sont chargées d'apprendre aux blancs tout ce qu'ils doivent savoir. Le catéchisme et tout ça. Que vont-ils apprendre ? Quelle est cette éducation ? Les mômes feraient mieux de ne jamais aller à l'école. Mais ça pose problème, ils ne seront pas juges ou docteurs sans aller dans ces écoles, à moins qu'ils ne décrochent une bonne place dans une entreprise d'export. C'est bien le seul problème. Si vous voulez, vous pouvez affirmer que c'est cette éducation qu'il faut suivre pour décrocher un bon job, et que c'est ça qui est sensass. Moi je ne dirai pas ça.
Robbins : En d'autres termes, l'aspect formaliste des connaissances factuelles…
Dylan : Ah, je n'ai pas de respect pour les connaissances factuelles. Peu m'importe qu'un tel soit une encyclopédie vivante. Est-ce que ça rend sa conversation plus agréable ? Qui se soucie de savoir que Washington était le premier Président des USA ? Vous pensez vraiment que ce genre de connaissances peut aujourd'hui aider quelqu'un ?
Robbins : Pour un examen peut-être. Mais quelle est votre réponse ?
Dylan : Il n'y pas de réponse ou peut-être pas de question. Vous devriez lire mon bouquin… Il y est question de ça dans une partie qui s'intéresse à ces mots comme " réponse ". Je ne peux pas extraire ce mot de l'ensemble. Il faut lire le bouquin pour comprendre ce que j'entends par question et réponse. Lisez le livre et je reviens pour une autre interview.
Robbins : Ah, oui, vous sortez un livre bientôt ? De quoi s'agit-il ? Quel est le titre ?
Dylan : Provisoirement " Bob Dylan, en privé ". Mais il semblerait qu'un livre a déjà le même nom. Qui plus est ce livre fait partie de ces ouvrages auxquels aucun titre ne convient. J'en écrirai aussi la critique.
Robbins : Pourquoi écrire un livre plutôt que des chansons ?
Dylan : J'ai écrit quelques chansons qu'on peut qualifier d'avant-gardiste, une longue suite de strophes, des trucs comme ça… Mais je n'ai pas vraiment réussi à composer une chanson dans cette écriture libre. Vous connaissez les cut-up ? Je veux dire comme William Burroughs ?
Robbins : Ouais, il y a un gars à Paris qui a publié un livre non numéroté. Le livre prenait la forme d'une boîte qu'il fallait jeter dans les airs pour en lire ce qui en retombait.
Dylan : Ouais, c'est un peu ça. C'est un peu la même chose. J'admets, j'ai réuni dans ce livre des textes que je ne pouvais pas chanter… tous ces assemblages. Je ne peux pas les chanter car ils sont trop longs ou vont trop loin. Je les réserve à quelques rares personnes qui veulent découvrir ça. Une majorité du public, d'où qu'ils soient et quelle que soit leur acuité, serait perdue. C'est quelque chose qui n'a pas de rimes, du cut-up, rien sinon ce qui advient des mots.
Robbins : Vous avez écrit ce livre pour dire quelque chose ?
Dylan : Oui, certainement. Mais pas une pensée profonde. Le livre n'a ni début ni fin.
Robbins : Mais vous aviez quelque chose à dire et vous vouliez le dire à quelqu'un.
Dylan : Oui, je me suis adressé à moi-même. La chance m'a permis d'en faire un livre. Et maintenant d'autres auront l'autorisation de lire ce que je me suis dit.
Robbins : Vous avez quatre albums à votre actif et un cinquième à venir. Ces albums s'inscrivent-ils dans une continuité de composition ou d'interprétation ?
Dylan : Ouais, j'ai deux ou trois albums que je n'ai pas enregistrés. Ce sont des morceaux oubliés, de vieux morceaux que je n'ai jamais enregistrés. Certains sont magnifiques. Il y a de vieux morceaux que j'ai écrits mais que je n'ai chanté qu'une seule fois en concert et que personne d'autre n'a jamais entendus. Beaucoup de ces chansons auraient pu combler les blancs entre les albums. C'est une tendance qui a grandi du premier au second album puis qui s'est modifiée à l'approche du troisième album, et du quatrième. Je ne peux pas parler du cinquième.
Robbins : Alors si je commençais avec la piste 1, de la face 1, du premier album de Dylan, je pourrai vraiment voir comment Dylan a grandi ?
Dylan : Non, c'est Dylan riant de lui-même que vous verrez. Ou peut être un Dylan en mutation. C'est essentiellement ça.
Robbins : Que pensez-vous des Byrds ? Pensez-vous que ce qu'ils font est différent ?
Dylan : Ca se pourrait oui. Ils font quelque chose de nouveau maintenant. Quelque chose comme du Bach dansant, comme " Bells of Rhymney ". Ils font tomber des barrières que ne connaissent même pas la plupart de ceux qui chantaient jusque-là. Ils le savent. S'ils conservent cette liberté d'esprit, alors il seront capables de produire quelque chose de fantastique.
Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.
Publié dans le magazine "In-Beat", réimprimé dans le magazine "Hullaballoo", tous deux à des dates inconnues de 1965, récrit et publié dans le "L.A.Free Press" des 17 and 24 Septembre 1965, imprimé aussi dans le livre "Bob Dylan Approximately" de Pickering, enfin dans le fanzine " What Was It You Wanted? " no.26.
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