retour à :


Les enregistrements de Robert Shelton au Minnesota
Supplément à cette édition, Interview de Abe et Beatty Zimmerman, par Robert Shelton.
Notes d'introduction par Ian Woodward.


Dans son numéro 86 paru en 1999, Isis avait édité " les transcriptions de Robert Shelton ", des notes prises pendant une série d'interviews menées par Shelton en préparation de sa biographie sur Dylan " No Direction Home ". Il y eut de nombreuses biographies consacrées à Bob Dylan au fil des années, mais No Direction Home est unique à bien des égards.

Et tout d'abord parce que Shelton a joué un rôle significatif dans cette histoire, en publiant un article dans le New York Times daté de 1961, un article qui avait contribué à lancer la notoriété naissante de Dylan. Shelton a hanté le Greenwich Village de la fin des années 50 jusqu'à la fin des années 60. Il habitait alors place Waverley. Il a été présent lors de chacun des événements déterminants de la vie de Dylan. Ce qui donne à No Direction Home un éclairage tout particulier. Certains ont dit que Shelton était trop proche de Dylan et qu'il manquait de détachement. L'argument, pourtant recevable, fût largement contesté par ceux-là mêmes qui signalaient que No Direction Home ne valait que pour la période où les deux Robert évoluaient dans New York City.

Ensuite encore, parce que Dylan avait encouragé la réalisation de ce projet en accordant des interviews (d'après ce que nous savons, Shelton a commencé à travailler à cette biographie en 1965). Ce projet a débuté par les interviews accordées par Dylan les 12 et 13 mars 1966. La fin du chapitre 9 de No Direction Home nous en donne un témoignage. Shelton disposait d'autres interviews à ce jour non publiées, des interviews de Dylan datant d'avant ou d'après 1966, l'une d'elles a été donnée en 1964 au Lion's Head à Greenwich Village, l'autre à l'hôtel Henry Hudson à New York le 13 mai 1971.

Troisième argument, la famille et les amis de Dylan savaient que Dylan avait donné son accord au projet de Shelton. Un message rédigé par Dylan lui-même à l'intention de Martin Carthy, un chanteur folk, et à sa femme d'alors Dorothy, en apporte la preuve :
" Martin et Dorothy, cet homme est un ami. Il vient à vous en tant que journaliste, pas un journaliste de Disk Weekly et Melody Maker, non, il agit très différemment. Soyez agréable avec lui. Vous pouvez lui parler de moi en toute liberté comme il vous le demandera. Tout sera imprimé. Il n'y aura ni montage, ni coupes. Amicalement, Bob. "

Bob a vraisemblablement adressé un mot identique à ses connaissances du Minnesota. En mai 66, Shelton y a séjourné afin d'y mener ses interviews, éditées dans le Isis magasine sous la forme des " Transcriptions des enregistrements de Robert Shelton, Minnesota ". C'est pendant ce séjour que Shelton a rencontré la famille de Dylan. Une lettre du 13 juin 1966 le confirme. Elle est rédigée par Robert Shelton et adressée à M. Et Mme Zimmermann et David. Robert Shelton les remercie de leur hospitalité et de cette " visite mémorable ". Nous ne conservons cependant pas la trace de cette prétendue interview accordée en 1966.

En mai 68, Shelton retourne au Minnesota pour interviewer les parents de Dylan. Une preuve comme une autre de l'indéfectible soutien de Dylan au projet de biographie par Shelton. L'interview eut lieu dans la maison familiale à Hibbing. Ce qui suit n'est pas transcrit des enregistrements de Shelton mais de ses notes, organisées en deux parties.

La première partie remplit 26 pages de papier ligné. Elle est intitulée " Enregistrement N°4 , Face 1". A la 20ème page, apparaît le n° 324 de l'enregistrement suivi de la mention " fin de la première face " et suite sur la face 2.

La seconde partie remplit 27 pages sur papier ligné en deux caractères différents cette fois ci. Comme la première partie, cette partie s'intitule " Enregistrement N°4 ". Les numéros d'index n'apparaissent pas dans la marge mais dans le texte. L'interview est peut être plus longue mais à ce jour, aucun élément supplémentaire n'est connu.

Comme on peut s'y attendre Shelton utilise la forme question-réponse, entrecoupée parfois d'un autre mode de restitution. Le récit comporte des digressions : le sujet abordé change parfois abruptement, sans réelle explication sinon que les participants s'expriment à partir d'albums photos, d'articles de journaux, de magazines ou de disques; autant d'éléments qu'ils prennent et reposent et qui donnent des directions variées à leurs commentaires. Nous ne disposons pas de ces repères. La conversation est par conséquent plus difficile à suivre mais pas moins fascinante pour autant. A ce qu'il nous est donné de savoir ici à Isis, il s'agit là de l'unique interview accordé par Abraham et Beatty Zimmerman.
Shelton se servira de cette interview pour " No Direction Home ".
Nous vous présentons ici les notes qui ont été éditées grâce à l'autorisation conjointement accordée par Elizabeth Thomson, la sœur de Robert Shelton, et par Mike Brocken, auparavant en poste à l'Institut de la Musique Populaire jusqu'à sa nomination à l'Université de Liverpool. Shelton a vécu la dernière partie de sa carrière en Grande Bretagne. Et si certains de ces manuscrits sont archivés à l' " Expérience Music Project " aux Etats Unis, d'autres au contraire sont restés à l'Université de Liverpool. Les deux archivages présentent des similitudes.

Très logiquement, les parents de Dylan s'affichent aimants et fiers mais aussi légèrement défensifs, allant parfois jusqu'à travestir la réalité. Dylan protégeait son intimité et avait su distiller à chaque membre de sa famille la réticence que lui inspiraient les intrusions répétées de la presse. Qui plus est, à cette époque, Dylan avait pris ses distances avec sa famille, et pas seulement géographiquement. C'est ainsi qu'en juillet 1966 lors de son accident de moto, ses parents contactèrent Shelton pour avoir quelques nouvelles. Les contacts se faisaient encore par l'intermédiaire des agents lors de ses tournées, et aussi peut-être était-ce encore le cas après les tournées. Dylan ne répondait pas forcément aux appels téléphoniques. N'oublions pas non plus que les relations avec son père furent longtemps tendues. C'est ce qu'il faut voir en arrière-plan de cette interview. On peut aussi penser, même s'il s'agit de spéculations, qu'Abe Zimmerman n'était pas au mieux de sa forme lors de cette interview donnée en mai 68, on sait maintenant qu'il perdra la vie le 5 juin de cette même année 68 des suites d'une crise cardiaque. Beatty Zimmerman se remaria au début des années 70. Elle survécut à son second mari et mourut le 25 janvier 2000.




LE PERE ET LA MERE DE DYLAN, HIBBING, MAI 68

RS : Je voudrais en savoir un peu plus long sur votre famille. Où êtes-vous nés ? Quelle était la profession de vos parents ? A quoi ressemblait votre enfance ? Aviez vous rêvé ou même pensé à une destinée comme celle que s'est forgé Bob ? Prenons les questions une par une. Vous êtes né près du lac Supérieur ?


Abe : Non, je suis né à Duluth en 1911...C'est là aussi que je suis allé à l'école. A l'époque nous devions demander des titres de séjour, tout le monde le faisait. Nous étions tous des enfants d'immigrés, et chacun travaillait dès l'âge de sept ans. On vendait du papier ou cirions les chaussures. C'était comme ça à l'époque. Pas un de nous n'échappait à ça. Tous mes amis faisaient la même chose. En grandissant, on s'essayait au ballon. Le sport, c'était toute une affaire. Les jeux nous divertissaient, il n'y avait pas de télévision, pas de radio. Nous faisions ce qui se faisait partout, dans toutes les villes. Plus jeune on jouait à cache-cache. En grandissant, on se tournait vers le base-ball. Le jeu ne ressemblait pas à ce qu'il était maintenant. On jouait sur du sable. Maintenant vous jouez sur du dur.


RS : A quelle date vos parents sont ils arrivés du vieux continent ?


Abe : Mes parents sont arrivés en 1907. Ils venaient d'Odessa, en Russie. Ils sont venus à Duluth parce qu'autres habitants d'Odessa avaient fait le voyage jusqu'à Duluth. On s'installait alors là où on connaissait quelqu'un...Mon père a fait ce que tout le monde faisait alors. Il traficotait.


RS : De quoi vivait-il à Odessa ?


Abe : Il possédait une cordonnerie. Son nom voulait ça ? Le mot Zimmerman - (Shelton note : il disait Tsimmerman) - voulait dire fabricant de chaussures, mais il n'en fabriquait pas. Ses affaires étaient importantes. Comme beaucoup d'autres, il a fui le Tsar. Les juifs se sont enfuis précipitamment à cause des pogroms et tout ça. Il habitait dans une jolie ville. Ma mère ne cessait d'en évoquer la beauté. Cela n'a pas empêché qu'ils viennent ici, ils étaient cinq garçons et une fille. Le prénom de mon père était Zigman, celui de ma mère Anna. Leurs parents ont très rapidement été naturalisés. Ils ne se sont pas arrêtés sur la côte est et sont venus directement ici. Mon père le premier, ma mère l'a rejoint près de six mois après. Mon frère aîné et ma sœur sont nés à Odessa (1).
Notre famille ne manquait pas d'argent, nous étions nombreux à travailler à plein temps. Notre père vendait des vêtements de qualité de ferme en ferme avec un cheval et une carriole. Ca c'était du commerce. Le porte à porte était tout ce qui restait lorsqu'il n'y avait pas d'autres affaires à mener. Tous nos parents travaillaient ainsi, de maison en maison, dans différents endroits de la campagne. Peu à peu, il acquit la maîtrise de la langue, ce qui lui permit de décrocher un poste de vendeur dans le rayon chaussures d'un magasin qui s'appelait " The Fair Department Store ".


RS: Et la famille de votre mère? Etait-elle originaire d'Odessa ?


Abe : Ouais, ses sœurs aussi sont venues dans le Minnesota, à Duluth en 1918. L'une d'elles s'est installée en Arizona car elle était phtisique. Nous ramassions tous du papier. Nous vivions à côté de la High School, tout à côté de Central High. Nous étions à un bloc de l'école élémentaire de Washington.


RS : S'agissait-il d'une sorte de ghetto ?


Abe, avec force : Non. Il y avait toutes sortes de gens. L'endroit où nous vivions était occupé par des Scandinaves, et quelques familles juives ici ou là, mais il n'y avait pas de ghetto. Il y avait un quartier à Duluth qu'ils appelaient " La montagne ", qui était divisé pour moitié entre des Polonais et des familles juives. C'était petit. C'est là que travaillaient tous les épiciers. C'était la 9ème rue, une jolie rue. Pour tout dire, je ressentais parfois de la culpabilité parce que je n'y vivais pas. Nous parlions yiddish à la maison, comme tous les autres. Ma famille entière parlait le Yiddish. Je n'ai jamais connu une seule maison juive où on ne parlait pas le Yiddish.


RS : Que faisaient vos frères ?


Abe : Je n'ai qu'un seul frère plus jeune, les autres sont plus âgés. Je ne me souviens pas de tout ce qu'ils ont fait, mais aucun ne faisait le même métier que moi. Mon frère aîné possédait une compagnie de taxis privés dans les quartiers chics de Duluth. Ca, c'était au début des années 20. Pendant la dépression, nous n'étions plus qu'un ou deux à travailler. C'était suffisant. Les prix étaient tels qu'il suffisait de peu pour survivre. Les loyers étaient bon marché et la nourriture pratiquement donnée. Quelques dollars suffisaient pour rapporter à la maison ce qu'il fallait de nourriture.


RS : On a l'impression à vous entendre que la dépression américaine a été la meilleure des choses.


Abe : Sur Lake Avenue, nous vivions à l'étage d'une maison proche de l'école. Autant que je m'en souvienne, il y avait cinq chambres. Je me souviens aussi de notre premier téléphone. C'était d'autant plus excitant que nous ne savions pas qui appeler puisque personne n'avait de téléphone. C'était en 1920, j'avais 8 ou 9 ans.


RS : Y avait-il des membres de votre famille sensibles à la musique ou à l'écriture ?


Abe : J'ai le souvenir du fourneau à charbons dans le salon. Il fallait couper du bois et faire d'autres corvées. Comme beaucoup d'autres, mes parents étaient émus à l'idée d'être en Amérique. L'Amérique, le pays de leurs rêves. Là, ils pouvaient enfin marcher dans la rue sans craindre la surveillance des soldats du Tsar... Nous avons déménagé pour une maison à 9 chambres et deux salles de bain. C'était quelque chose à cette époque. Il y avait même des baignoires, pas comme dans les autres maisons où nous avions vécu jusque là. J'avais 13 ans alors. Ce sont ces jours de la vie qu'on croit éternels. On n'avait pas vu venir la dépression. Je n'ai jamais oublié qu'il m'a fallu payer à ma mère son voyage à New York pour qu'elle y voit sa sœur. On était en 1929, date de la crise, je m'en souviens. Je travaillais à la Standard Oil. J'avais menti sur mon âge pour y être embauché. J'avais travaillé deux mois, je savais déjà que je devrai payer son voyage. Je travaillais dans les bureaux dès six heures. J'ai ensuite été renvoyé et je n'osais pas le dire à ma mère. Par chance, ils me rappelèrent deux semaines plus tard. Mon premier poste à la Standard Oil me rapportait 60 $ par mois. J'ai fini par gagner 100 $ mais à cause de la dépression je ne recevais plus que 90$. Je travaillais six jours par semaine. J'y suis resté jusqu'à notre départ pour Hibbing. J'ai été employé à la Standard Oil de 1928 jusqu'en 1946. Non je me trompe. En 1946, j'ai eu la polio. C'est donc en 1947 que nous sommes venus ici. J'ai reçu plusieurs propositions de travail pendant les années de guerre mais je ne pouvais rien accepter avant d'avoir effectué mon service militaire. Pendant l'épidémie de polio, j'étais resté une semaine à l'hôpital seulement parce qu'il n'était pas équipé pour ça. Je n'oublierai jamais mon retour à la maison. Je devais ramper pour avancer. C'est dans cette maison que Bobby est né. C'était terrible d'y revenir comme ça. Je suis resté au chômage pendant six mois. Tous nos proches ont été sympathiques, de même que la compagnie. Ils m'ont dit de revenir dès que je pourrais. Je m'en suis sorti et n'en ai gardé qu'une mauvaise jambe. Elle avait perdu tous ses muscles. L'autre jambe était un peu diminuée. Lorsque je me suis marié en 1934, je gagnais déjà 100 $ par mois. Je ne connaissais personne d'autre qui gagnait autant. On vivait très bien avec 100 $ par mois alors.


RS : Comment avez vous rencontré Beatty ?


Abe : Nous nous sommes rencontrés lors d'une fête à Duluth. Elle venait d'un réveillon. C'était au tout début de l'année 1932.


RS : c'était une bonne soirée ?


Abe : Je ne m'en souviens pas. C'était un peu ce qu'on appelle une soirée improvisée… J'étais venu à Hibbing une fois pour jouer au base-ball, en 1929 ou 1930 peu importe. Nous avions conduit toute la journée. Nous étions payés 2$ de la journée. Ils appelaient ça du base-ball semi-professionnel.


Beatty : C'était plusieurs mois avant notre première rencontre, il y avait déjà de la neige.


Abe : Elle m'a aimé parce que j'avais du travail. Elle ne connaissait personne d'autre qui travaillait.


Beatty : ...qui travaillait à cette époque. Mon père s'appelait Ben D.Stone. Nous faisions partie de l'élite et lui était l'heureux chanceux, le premier. Tu n'as pas oublié que j'avais une voiture. C'était celle de mon père mais c'était comme si c'était la mienne. C'était une Essex, une 4 portes. Mon père m'avait dit : " Tu apprendras à conduire, je t'apprendrai." J'avais répondu : " Tu n'auras pas à le faire ". J'étais montée dans la voiture et avais démarré. Je l'avais rencontré quelque fois. Bobby me ressemble davantage. Il ne fait que ce qu'il a envie de faire. Souviens-toi, lorsque nous avons acheté le piano pour les leçons. Harriet était venue. C'était notre cousine : Harriet Rutstein. Il a dit : " Pas de leçons pour moi ". Elle était professeur, diplômée de l'université du Minnesota et avait dit qu'elle lui donnerait des cours. Il a pris une leçon et a dit : " j'arrête ". il a poursuivi : "Je veux jouer du piano comme j'en ai envie ". Et regardez le jouer " Mr.Jones ", il est plutôt bon. Il a un très beau et grand piano de concert dans sa salle à manger. (2) Je suis née à Stevenson, une ville à douze miles d'Hibbing appelée ainsi en mémoire d'un minier. Mon père avait ouvert là-bas l'un des premiers magasins en 1913, il y a 55 ans. Je suis née deux ans plus tard. Finalement, ses quatre enfants sont nés dans cette ville. Mon frère depuis 56 ans, moi bientôt 53, mon autre frère…Ils s'appelaient Lewis et Berne. Berne est aux Bahamas. Et ma sœur Irène.


Abe : La ville a disparu depuis. C'est désormais une mine abandonnée. Les habitants sont tous partis. Il n'y a plus maintenant que des mauvaises herbes et des arbres. C'est à l'ouest d'ici. Nous y avons conduit Bobby une fois pour lui faire voir la maison. Il n'y avait plus de maison. Tout était mort.




LA NAISSANCE DE BOB

Beatty : Nous habitions alors au 519 de la troisième avenue est. C'était un bel endroit. Vous pouvez me croire. C'était l'un des plus jolis appartements de Duluth. C'était un endroit très convoité. Beaucoup de couples se sont connus à cet endroit. C'était une maison double. Nous avions notre cour... Elle était encadrée par des immeubles et était peinte en beige. Je ne pense pas que Bobby se souvienne du jardin d'enfants de la Netteton School de Duluth. Notre vie changeait beaucoup trop lorsque nous sommes venus ici. Il y avait la famille et l'école, à côté de la porte.


Abe : Je me souviens de son inscription au jardin d'enfants. Il ne voulait pas y aller avec elle. J'étais le seul homme qui y conduisait son enfant. Je quittais mon travail pour l'y conduire. Sans ça, il ne voulait pas y aller. Après, il était heureux.


RS : A t-il parlé de bonne heure ?


Beatty : Je préparais ses souliers blancs et il savait qu'il fallait être prêt. Quand il me voyait les cirer, il se préparait à sortir. Il était le plus bel enfant de Duluth. C'était du temps perdu pour cet enfant. Il a commencé à parler dès qu'il a eu deux ans. Il a dit : " J'aurai deux ans en mai ". Les gens venaient lui demander quel était son âge et il disait : " j'aurai deux ans en mai ". Les gens s'arrêtaient et le regardaient à cause de sa façon de parler et à cause aussi de ses vêtements. Il ne portait que des ensembles. Je ne lui mettais que des tenues assorties. Même lorsqu'il était sale, il paraissait propre. Je vais vous trouver la chemise blanche qu'il portait au mariage de ma sœur lorsqu'il avait cinq ans. Il y chanta " Some Sunday Morning ". Il avait chanté ça au mariage d'Irène.


Abe : Avant cette chanson là, son morceau favori était " Accentuate The Positive ". il adorait qu'on lui demande de la chanter. Il répondait " D'accord mais je la chante une fois ". Il la chantait entièrement sans même savoir ce qu'elle voulait dire. Les gens riaient. Ils l'adoraient. Il était adorable, un gamin pas ordinaire. Les gens faisaient parfois un détour pour lui parler, pour lui poser des questions. Ils l'adoraient tout simplement. Je pense que nous étions les seuls alors à ne pas croire qu'il serait célèbre un jour. Tout le monde s'accordait à dire qu'il serait un génie, qu'il serait ceci ou cela. Tous disaient ça et pas seulement la famille. Il disait de lui qu'il était brillant lorsqu'il chantait " Accentuate The Positive " comme d'autres enfants chantaient " Mary Had A Little Lamb ". Je n'y prêtais pas beaucoup d'attention car je pensais que n'importe quel gamin aurait pu apprendre ce morceau s'il l'avait souvent écouté. Il l'avait appris en écoutant la radio, quand il avait 4 ans.


Notes de Robert Shelton : Beatty vient de rapporter la première petite chemise blanche de Bobby, celle de ses quatre ans, une jolie chemise sans col et à trois boutons qu'il portait avec un tee shirt blanc et des chaussures blanches, précise sa mère.


Beatty : Ma sœur la lui avait acheté à Dayton (Note de RS : Fabriqué par Mauria Rotschild de Chicago). Les tontons étaient tous présents à ce mariage. Ils lui avaient donné 25 $ pour chanter. Il était têtu. Les tontons disaient : " Bobby, tu dois chanter ". Il s'était rapproché de son père pour lui demander s'il pouvait chanter.


Abe : Je lui ai répondu qu'il le devait, que c'était ce que tous ces gens attendaient. Je lui ai dit qu'il n'aurait pas à le refaire s'il ne le voulait pas. J'ai terminé en disant : " Chante aujourd'hui, au moins ". Nous avons beaucoup insisté.


Beatty : C'était le chouchou de toute la famille. Il n'avait qu'à dire un mot, ils l'adoraient. Il n'avait pas une voix de soprano. Il avait une voix moyenne. Mais il a chanté et il a pris l'argent. Il a pris les 25 $. Puis plus tard, il e st revenu vers moi et a dit " Maman, je vais rendre cet argent ". Il s'est rapproché de cet oncle qui n'était pas vraiment un oncle mais un beau-frère de la famille par alliance, et il lui a rendu cet argent. Ils l'ont adulé. Il ne faut pas oublier, et ça c'est vrai de Bobby même au début de sa carrière qu'il ne voulait chanter que dans le calme. " Je chanterai si tout est calme ", disait-il lorsqu'il n'avait que cinq ans. Il disait ça au Club Privé de Duluth, au coin de la deuxième avenue ouest et de la première rue.


Note de RS : Beatty montre une adorable photo de Robert à l'âge de quinze mois avec deux énormes joues comme des pommes, un vrai petit ange.


Beatty : C'était un très bel enfant qui dégageait déjà une personnalité marquée. Ses cheveux étaient très blonds. Je lui mettais des rubans dans les cheveux jusqu'à son premier anniversaire. Je lui disais : " Bobby, tu aurais pu être une fille ". Voici une photo retouchée à l'huile. Il a des cheveux magnifiques, comme un halo. Voici une photo prise pour son anniversaire à quatre ans. Tout devait être parfait, ses vêtements y compris. Il était très soigné. Il n'aimait pas être sale.


RS : Voyons voir, Bob est né à l'hôpital Sainte-Marie de Duluth, c'est ça. C'est à quelle distance de votre maison ?


Abe : à quatre blocs d'ici.


Beatty : Je suis restée à l'hôpital pendant quelques jours. Il y avait eu une fausse alerte avant sa naissance. Bob serait mort si nous n'avions pas eu affaire au meilleur docteur de Duluth. J'avais une excroissance osseuse au bout de ma colonne. Je l'ignorais. Les sœurs me l'ont dit car elles savaient que l'obstétricien était le plus réputé de Duluth. (3) Il m'opéra. L'opération fût longue et difficile. Bobby était un bébé de dix livres (Notes : Robert pesait précisément 7 livres 130 z 10 grammes). Comme l'atteste cette photo, sa tête était large. C'était un bébé potelé. A un an il pesait trente livres (13kg60).


RS : Comment avez-vous choisi le prénom Robert ?


Abe : C'était un joli prénom. Nous voulions l'appeler Bobby Allen ou Robert Allen. Nous avons jeté un œil à quelques listes et avons retenu Robert.


Beatty : Je suis rentrée après une semaine d'hôpital. J'ai eu une fille au pair à la maison pendant un an environ. J'avais aussi une nurse. Mon problème de colonne me rendait très malade.


RS : Avez vous pu reprendre votre rythme au bureau ?


Abe : J'ai pu, oui, les garçons étaient assez sages. Ils formaient un beau duo. Bobby avait pris pour habitude de venir au bureau dès ses deux ou trois ans. Il chantait dans le dictaphone. Il y avait des écouteurs. Je l'utilisais pour appeler les secrétaires. Bobby prenait beaucoup de plaisir à s'écouter sur le dictaphone. Quand on y repense, il était très spécial.


RS : On a coutume de dire que plus tard il est devenu rêveur, détaché. Mais à ce moment encore, il paraît extraverti. L'était-il vraiment ?


Beatty : Il est devenu rêveur après son entrée à la High School. Il griffonnait ou chantait.


Abe : Il n'a jamais vraiment été détaché.


Beatty : Non, il n'a jamais vraiment été détaché de sa famille ou de ses amis mais il était très rêveur. Il montait à l'étage et rêvait qu'un jour il serait célèbre et qu'il ferait quelque chose de très différent. Il rêvait à ce qu'il allait faire.


RS : S'agissait-il de pensées, d'affabulations ou de vrais rêves ?


Abe : il travaillait pour être entraîneur.


Beatty : S'il avait été architecte, il aurait été le meilleur des architectes. Il serait parti à New York et y aurait construit quelque chose de différent. Il n'aurait pas suivi la ligne commune. C'aurait été différent. S'il y avait eu quelque chose à faire sur la lune, il y aurait été. Il avait pour habitude de dire à sa grand-mère : " Mammie, un jour je serais très célèbre. Tu n'auras plus jamais à te faire du souci ". Il avait alors dix ou onze ans. Il disait à sa grand-mère qu'elle n'aurait plus à se soucier de ce qu'elle voulait car il le lui achèterait. Il répétait qu'il ferait quelque chose de différent, qu'il gagnerait beaucoup d'argent et qu'il lui offrirait ce qu'elle voulait. Elle n'a malheureusement pas vécu assez longtemps pour voir ça. Il était très gentil avec ma mère, mes deux garçons étaient très gentils avec elle. Ils continuent d'ailleurs à parler de la chambre de Mammie même si elle est partie depuis sept ans. (Note de RS : cela signifie qu'elle est morte en 1961).


Beatty : C'était une femme singulière. Elle a vécu ici pendant quinze ans et je ne pense pas qu'elle ait jamais grondé les garçons. Nous n'avons jamais connu de disputes dans cette maison. Tout ce que leur père leur disait, c'était : " écoutez vous devez faire ce que l'on vous dit, il n'y a pas de discussion possible, pas de question, faites seulement ce qu'on vous demande. "


Abe : Nous avions deux règles ici. La première : Ne venez pas demander quelque chose sans être préparé à ce que je dise " non ", et la deuxième : Faites les choses pour nous tous car tu fais partie de nous, et pas parce que ce nous vous fait peur. Ca marchait plutôt bien.


Beatty : Nous étions comme des amis. Nous leur disions qu'ils auraient des enfants à leur tour et qu'ils seraient, de la même façon, amis avec eux.


RS : Il n'y avait pas d'autres discussions ?


Beatty : Nous n'avions pas de motifs de disputes parce que ces deux enfants n'étaient pas des voyous.


Abe : Le seul souci , c'était que Bobby s'en prenait parfois à David au point de lui faire du mal.


Beatty : C'était notre seule préoccupation...Nous pouvions rentrer et trouver David au sol. Bobby pouvait soulever le réfrigérateur. Il était très fort. Et je craignais qu'il lui casse quelques os. Je disais alors " Bobby, que lui fais-tu ? Pourquoi ne le laisses tu pas tranquille ? Toi, monte à l'étage. Toi, tu restes ici ". David avait alors cinq ans et l'autre dix.


Abe : Cela arrivait aussi lorsque Bob avait quinze ans et David dix ans.


Beatty : Après ça, ils regagnaient leurs chambres et y regardaient une émission de télé à l'eau-de-rose comme si rien n'avait eu lieu... Et Bobby disait : " Je t'aurai ce soir ". Et il semait une panique à la Dickens chez le petit. Si bien que ce petit bout ne sortait jamais de sa chambre. Il montait sa couverture jusque sur son nez et dormait...Comme je leur disais souvent, c'était un privilège de les élever parce qu'il y avait peu de chahut. Aucun des deux ne me disait jamais qu'il avait jeté un caillou dans le jardin pour viser un chien, rien de tout ce qui se faisait par ailleurs dans le voisinage. Ils ne sortaient jamais du droit chemin. Bob est allé rendre visite à Bobby Vee. Lui et Bobby Vee étaient très bons amis jusqu'à ce que Bobby Vee le laisse tomber. Bobby Vee habitait Fargo dans le Dakota du Nord. A quel endroit l'a t-il laissé tomber ?


Abe : Il ne l'a pas laissé tomber.


Beatty : Oui, enfin je veux dire qu'il n'était pas très sympa avec lui.


Abe : Il avait ses frères, ses relations et il n'avait jamais dit qu'il avait une chambre pour Bobby. Il lui a écrit une lettre dans laquelle il lui expliquait qu'il penserait à lui si l'un des garçons partait. Bobby est allé à Fargo pour jouer avec lui...mais arrivé à Fargo, il a du repartir pour le Dakota du Sud.


Beatty : Ce devait être l'année des seniors parce qu'il était déjà Dylan à son arrivée à Minneapolis.


RS : Mais il avait bien déjà tenté d'enregistrer un disque pendant ses années à la High School ?


Abe : Tous les gamins de cette ville qui jouaient dans un groupe, ou jouaient de la guitare, tous avaient ce rêve : partir et faire un disque et nous faire enrager. Lui aussi voulait faire un enregistrement. Il a d'abord voulu enregistrer une cassette (c'était il y dix ans environ). Son premier objectif était d'enregistrer une cassette puis de la faire passer à la station de radio. L'un des annonceurs avait arrangé ça...Mais la radio jugea que l'enregistrement n'était pas assez bon. Le groupe n'avait pas de nom. (Shelton : je crois qu'il a tort sur ce point. Larry les appelait " The Golden Chords ").


Beatty: Ils ont fait ça pour leur seul plaisir. Ils étaient cinq. Aucun d'eux n'est resté ici. L'un est à Denver, l'autre est au service militaire, un autre en Californie.


Abe : Je me demande même si Bobby est allé à l'école avec l'un de ceux qui sont encore en ville. C'est pourquoi si vous leur demandez s'ils connaissent Bob, les gens dans la rue répondront qu'ils ne le connaissent pas. Ils peuvent avoir entendu parler de lui sans le connaître. Dès qu'il a reçu son diplôme, il a quitté la ville pour le Colorado et Denver. Il prenait la fuite sans se soucier de savoir où il allait finir. Il a pris le bus…Le centre ville lui paraissait excitant. Je crois qu'il y avait un mec : Don Crawford, un chanteur noir….Je n'ai moi-même jamais compris comment un gamin de cet âge pouvait tout quitter de son propre chef, tout ça pour faire ce qu'il voulait faire. Parfois, quand on prend le temps de s'asseoir pour y penser, on se demande si c'est vrai. Et pourtant tout a eu lieu sous nos yeux… Voulez-vous me suivre une minute ? Je vais vous lire le dernier poème qu'il a écrit.


Note de RS : Il y eut une longue conversation téléphonique avec David Zimmerman. Shelton note que la pièce du bas était organisée comme un musée, un tombeau saint en l'honneur de leur fils.


Abe : Voici comment Bob a appris à jouer de la guitare.


Note de RS : Nick Manoloff's Sapnish Guitar Method, Livre N°1. Son père indiqua qu'il avait acheté ce livre lorsqu'il avait acheté la guitare. Prix : 1$. Editions : M. M. Cole & Company. "La plus récente, la plus moderne des méthodes d'apprentissage de la guitare jamais publiées", copyright 1932.


Abe : Il a acheté tout ça au magasin de guitare, l'a ramené à la maison et a commencé à jouer.


RS : A propos d'un poème que Bob avait écrit pour son père malade. Le titre donné au poème : " Pour la fête des Pères ". Il se terminait ainsi : " Joyeuse fête Papa, avec amour, Bobby ".


Beatty : Il avait onze ans lorsqu'il m'écrivit mon premier poème, un poème de 18 strophes. Je l'ai lu à quelques amies. C'était il y a 17 ans. Certaines sont mortes aujourd'hui, d'autres sont occupées, mais toutes sans exception avait pleuré à chaudes larmes. Ces poèmes sont rangés dans mon armoire. Je lui ai promis que je ne les donnerai jamais à personne. Il y en a un que j'ai lu tellement de fois que les mots se sont effacés. Bobby se soucie si peu aujourd'hui de savoir qu'ils peuvent être lus. C'était un souci à ses débuts. Je pourrai les montrer au monde entier désormais mais il continue de dire : " Maman, ne les donne jamais à personne ".


Abe : Il n'aurait jamais osé imprimer ça, jamais !


Beatty : Certains poèmes sont sacrés.


RS : Vous-souvenez vous de l'écriture du premier poème ?


Beatty : Il a seulement dit : " Maman, j'ai un cadeau pour toi. C'est un poème pour la fête des mères. Il y avait des croquis, des silhouettes et des vers. Je me souviens qu'il y avait 12 strophes, pas de prose. Chacune faisait cinq vers. Puis il y avait une interligne. Il l'avait écrit sur du papier d'écolier, un cahier d'écolier.
To my Mother and how I took care of her, and how my shining face was in the light all the time…
tout était en rime.. And how I put him to bed and how I kissed him goodnight...
Et encore où serais-je maman si je n'étais pas là pour toi?
Probablement six pieds sous terre, quelque chose comme ça…Tout ça en rime. Et la dernière strophe disait :

" My dear Mother, I hope that you
Will never grow old and grey
So that people will say
"Hello, young Lady, Happy Mother's Day"
Tout était signé " Love Bobby ". Il y avait de l'amour partout.
Note de RS : Abe démarre un enregistrement de Bob, une chanson de rock'n'roll très primaire. Le chant est intense. Le titre est " Rock and Roll Is Here To Stay ".

Beatty, par dessus le magnéto : Ils laissaient la porte ouverte et tout le voisinage les entendait… Il venait là et frappait, frappait sur le piano, toujours du Hank Williams. Hank Williams était toujours là. Sur un autre magnéto, filtrait la chanson " Dream, Dream, Dream ". Il n'avait pas le temps de s'ennuyer. Il était à la maison, tondait la pelouse ou sortait les poubelles.


RS : La chanson qui filtre du magnéto est très professionnelle et ressemble indifféremment aux Everly Brothers ou à Buddy Holly.


Beatty : Oui, Buddy Holly. Il l'a pleuré, oh comme il l'a pleuré quand il est mort ! Durant son année de Senior, il a laissé passer les prix d'honneur à trois reprises. C'était assez inhabituel pour Bobby. Je lui ai dit qu'il avait laissé passer toutes ses chances…Après ces trois années et assez brusquement pendant son année de senior, il a tout laissé tomber. Il m'a dit : " Oh ! maman. Les honneurs ne sont pas tout ". Il était ce genre de môme, qui restait beaucoup à la maison. Le soir des récompenses, j'avais invité près de cent personnes pour un cocktail. Je lui ai demandé : " Bobby, rentreras-tu à la maison après l'école ? " Tout le monde voulait le féliciter. Il m'a répondu : " Oh ! maman, je ne pense pas. Ne donne pas une grosse fête pour moi ". Trois ou quatre jours avant la fête, il me dit : " Maman, je ne rentrerai pas à la maison du tout ". Il me dit qu'il irait traîner avec d'autres gars… Je lui demandai alors de venir au moins un quart d'heure. Je ne voulais pas annuler la fête. Il est rentré à la maison et est resté jusqu'à minuit. C'était un vendredi soir. Il est revenu ensuite vers 2h ou 2h15, au moment où je nettoyais les plats avec la femme de ménage. Je lui ai demandé pourquoi il était rentré si tôt et il m'a répondu qu'il n'avait rien à faire ailleurs. Il pouvait te dire une chose et en faire une autre. Il était parfois contradictoire mais tout en demeurant très courtois. Il était toujours gentleman. Toujours agréable avec les gens. Tous les gamins que Bobby et David côtoyaient étaient de chouettes mômes même s'ils étaient très différents.


Abe : C'était difficile de percer Bobby à jour…il pouvait dire : " Oh je m'en fous " et d'un autre côté, je savais qu'au contraire il n'était pas du tout détaché.


Beatty : Tout ce que je peux dire c'est que j'espère pour mes amis et ma famille une vie de couple aussi belle que celle que nous avons eue…parce que nous avons eue une belle vie….très pleine…nous avons fait beaucoup de choses. Nous n'avons pas raté grand' chose de cette vie.


RS : Que vous reste-t-il des deux premières années de Bobby à la Nettleton School ?


Beatty : Oh, ça n'a duré qu'un an. Il n'a fréquenté que la maternelle là-bas. Il est entré en classe primaire ici à la " Alice School ". Notre adresse était alors le 2323 Troisième Avenue. L'immeuble vient d'être démoli.


Abe : Nous avons habité la porte à côté de l'école pendant près d'un an. Nous avons déménagé ici ensuite lorsque nous recherchions une maison.


Beatty : ma mère et mon père avaient habité là. Nous y sommes restés pendant un an exactement. Nous leur avons laissé le temps d'emménager ailleurs. Leur fils vivait au rez-de-chaussée.


RS : S'agissait-il des Maddens ?


Ils répondent " Oui " en chœur.


Abe : Il n'y avait aucun enfant. Seulement des personnes âgées. Ils sont tous partis. Tous. Incroyable non ?


Beatty : J'avais fait tous les mariages, toutes les confirmations, toutes les remises de diplôme, il n'y avait pas qu'une religion ici…Différentes religions cohabitaient : les Catholiques, les Luthériens et nous les Juifs. Nous nous respections les uns les autres.


RS : Bob fréquentait-il quelques uns de ces enfants ?


Les deux en chœur : Non, pas après l'école.


RS : Il m'a parlé de Larry Keegan et d'une fille rencontrée en promotion junior ?


Beatty : Echo, Son prénom c'était Echo. Je ne connais pas son nom de famille.


Abe : Il y a quelques mois nous lui avons fait parvenir l'adresse de Larry Keegan. Larry s'est brisé le genou sur le sable de Miami Beach. Bobby nous a demandé de le chercher à Miami Beach.


Beatty : Il est paralysé à vie. Je crois qu'il a compté pour la carrière de Bobby. C'était il y a dix ans, alors qu'il avait 17 ans. Ca c'est une tragédie dans la vie de Bob. Même si son père maintient que ça ne l'a pas affecté tant que ça.


Abe : Bob, je pense qu'il l'a surmonté, comme tout le reste.


Beatty : Ça a été la tragédie qui l'a le plus marqué.


RS : Quel âge avait Bob à ce moment ?


Abe : quinze ans peut-être…il était bouleversé…c'était une tragédie. Il était aussi bouleversé à la mort de Hank Williams. Il avait 12 ans. Buddy Holly c'était plus tard.


RS : Ça a du être difficile, cette adolescence marquée par la mort ?


Abe : J'ai toujours tenté de le consoler. Puis il a commencé sa collection…Il était accro à Jimmy Dean. Il avait tout lu sur lui avant de s'immerger dans la littérature qui faisait fureur alors. Il amassait tout ça, et il lisait et relisait. Il était allé voir " Rebel Without A Cause ". Il a du le voir douze fois, au point qu'il avait l'entrée gratuite…C'était au Lybba. Il y allait sans cesse. C'était avant la disparition de Jimmy. (RS : après vérification, je pense qu'il fait erreur) (4). Puis il a commencé à collectionner des photos comme les gens le font pour lui et les Beatles maintenant. Il collectionnait Jimmy Dean. (5)


RS : A t-il jamais dit qu'il voulait être comme Jimmy Dean ?


Abe : Il ne voulait pas parler de ça, mais ça se voyait. Oui, il voulait être…Tous les mômes voulaient vivre comme Jimmy Dean. J'ai pris beaucoup de plaisir à lire l'article consacré à Bob pour le Festival de Newport. Il y était écrit que Bob était un " rebel with a cause ". J'ai beaucoup aimé ce titre…Il nous a envoyé l'article. Je suis sûr qu'en le lisant, Bob s'est dit que c'était génial.


RS : Vous avez des souvenirs de la remise des diplômes ?


Abe : Oui, il avait dit ne pas vouloir venir, il ne comprenait pas pourquoi tous ces gens venaient. Il a dit qu'il était diplômé et qu'il n'y avait rien d'inhabituel à cela. Mais c'était un événement important. Je lui ai dit " Bobby, c'est un moment important. Tu ne seras diplômé qu'une seule fois pour la High School, et une fois pour l'Université. Il a répondu : " Ok, mais je ne serai pas présent longtemps ". Mais je me souviens qu'il fut heureux de venir, il était heureux de tous ces gens venus pour lui.


RS : Etaient-ils amis avec lui ?


Abe : Non, il s'agissait de voisins et de la famille. Ils avaient organisé des cérémonies semblables lors des remises de diplômes de leurs enfants. Tout ce qu'on attend des enfants, c'est qu'ils fassent une apparition…Dans une communauté comme la nôtre, l'objectif est toujours de quitter la ville pour les Grands Rapides ou la Virginie. Le cadeau type, c'est une automobile.


Beatty : Je crois qu'il a voulu une moto à cause de Jimmy Dean.


RS : Beatty semble vouloir dire que Jimmy Dean a poussé Bob à vouloir une moto. Qu'en pensez vous ?


Abe : Il ne l'a pas dit ouvertement, mais il y a de ça…A ce moment là, la moto devenait très populaire…Certains de ses amis en avaient une…Il a d'abord eu une Harley Davidson, la plus grosse. Je n'ai plus la mémoire du modèle mais elle prenait toute la place dans le garage.


RS : A-t-il appris seul avec ses copains ?


Abe : Je ne sais pas vraiment. Je suppose que ses amis lui ont appris ça. Leurs projets de quitter la ville perturbaient tous les parents. Il fallait des voitures pour ça….Mais je me souviens qu'il est resté plus longtemps que nous l'espérions.


Beatty : Bobby était ce genre de garçons qui veut faire croire qu'il est indifférent alors qu'il se sent toujours concerné.


Abe : Quand il a réalisé que des gens avaient parcouru 25 ou parfois 30 miles et qu'en plus ; ils lui avaient apporté des cadeaux…je crois qu'il s'est dit que " c'était vraiment une fête ".


Beatty : Il avait beaucoup aimé la confirmation de David. Il avait aimé la fête organisée pour David. Il était resté et avait joué comme Little Richard.


Abe : il suffisait de surmonter son embarras. Il ne connaissait pas la moitié des gens. Cela faisait dix ans qu'il ne les avait pas vus. Eux le connaissaient mais lui n'en connaissait pas la moitié.


RS : Bob connaît-il tous des rites juifs. A t-il étudié l'hébreu ?


Abe : Bobby pourrait le parler. Il connaît 400 mots en hébreu. Je pense qu'il a oublié mais il était le seul à pouvoir parler l'hébreu comme il le faisait en Israël. Le Rabbin était très fier de lui et le prenait pour exemple chaque vendredi soir. Le Rabbin prononçait le sermon en anglais et demandait à Bob de le faire en hébreu. Le Rabbin Reuben Maier.


Beatty : T'a t-il déjà raconté cette histoire ? Quand il avait cinq ans, il est allé à la journée de célébration des fils et de leur mère avec sa grand mère Zimmerman. Je ne pouvais pas l'y accompagner, David était trop jeune. C'était le jour de la fête des mères, il y a vingt ans. Bobby allait avoir cinq ans, quinze jours après…Il s'est levé…ils ont vu ce môme se lever, ses cheveux frisés étaient ébouriffés. Il est monté sur l'estrade. Il tapait du pied pour s'accompagner. Il a demandé leur attention et a dit : " Si tout le monde ici veut bien se tenir tranquille, je vais chanter pour ma grand mère Zimmerman. C'est le jour de la fête des mères et je vais chanter " Some Sunday Morning ". Il a chanté et ils se sont tous tus. Ils l'ont applaudi et il a chanté un morceau de plus… il n'en connaissait pas d'autre. Notre téléphone ne cessait de sonner.


RS : J'ai une question difficile à vous poser, peut être la plus difficile de toutes. Quelque chose m'intrigue. Comment quelqu'un qui a grandi dans un cadre aussi chaleureux et gratifiant, peut il devenir un rebel. Les ado se rebellent-ils tous ?


Beatty répond : " Oui ".


Abe : Il ne s'est pas vraiment rebellé…Il s'est plutôt convaincu qu'il avait quelque chose de différent à donner.


Beatty : Oui, il s'est forgé cette conviction, nous n'y sommes pour rien.


Abe : Il avait la conviction d'avoir quelque chose à vendre et qu'il ne réussissait pas à New York dans un laps de temps raisonnable… Le marché c'était que s'il n'y arrivait pas en un an alors il rentrerait et retournerait à l'école…Il ne pouvait aller à l'école dans l'immédiat car il devait partir sans attendre. En gros cela voulait dire qu'il en savait bien plus sur la musique que moi je ne pouvais en savoir.


Beatty : Il m'a envoyé 1000 $ une fois dans ce genre d'enveloppe…ça c'est Bobby. C'était pour moi. Tiens, voici une carte qu'il a envoyé.

Carte Postale du 28 avril 1961, de New York :
" Bien chers Tous,
J'ai terminé mon contrat à Folk City. Je suis maintenant au Gaslight à New York. Mon adhésion a coûté 128$. Ca a été retenu sur mon salaire du Folk City. Je gagne maintenant 100$ en jouant cinq soirs par semaine…C'est plutôt bien si on considère que j'ai déjà joué dans les meilleurs endroits de folk è NY…..Je vous appellerai dimanche chez Tante Irène. Je ne sais pas encore si je pourrai venir ni quand (Beatty précise qu'il voulait dire qu'il ne savait pas quand il pourrait venir)….. Je suis soigné et me brosse correctement les dents. Donnez le bonjour à tout le monde pour moi. Tout mon amour, Bob. "

La carte leur était adressée chez le mystérieux Oncle Vernon Stone, le joueur, auquel ses parents rendaient visite à Las Vegas.


Abe : Il était soigné et brossait ses dents. C'était notre plus gros sujet de controverse.


Beatty : C'était notre souci majeur.


Abe : A chaque fois qu'il partait sans qu'on puisse le retenir : nous lui recommandions " d'être soigné et de bien se brosser les dents… " car rappelle-toi tu n'auras qu'une dentition.


RS : Vous avez dit qu'il était parti parce qu'il n'y avait pas de public ici ?


Beatty : Oh ! il n'y avait rien pour lui ici…que pouvait-il bien faire ici. Il avait un public à Minneapolis, oui, mais ce n'était pas ce public qu'il voulait. Le public dont il rêvait était à New York. Il savait que ce serait NY ou la Californie.


Note de RS : La mère de Bob parle vraiment comme lui, emportée par son animation. Cette ressemblance est frappante. Le phrasé, la cadence, le ton, le débit, tout est identique.


Abe : Il voulait savoir s'il avait quelque chose.


RS : Avez vous le sentiment qu'il était en proie à la colère ?



Abe et Beatty , désapprouvant catégoriquement : Oh non !


Abe : Il vivait le succès comme une chance.


Beatty : Il a toujours gardé le contact avec nous.


RS : Je ne voulais pas dire en colère contre vous, mais contre cette ville.


Beatty : Oh, non, non, pas cette ville. Il aimait cette ville. Aujourd'hui encore, il me demande de ne pas vendre la maison…et de ne pas quitter Hibbing…Non, il n'est jamais parti en colère.


RS : Et pourtant, celui qui est votre fils et mon ami est en passe de devenir le symbole absolu de la rébellion pour les années 60 comme Jimmy Dean le fut pour les années 50. Abe : C'est bien ce qui nous trouble.


Beatty : Oui, c'est ce qui nous gênait à ce moment là.


Abe : Oui, à ce moment là. Il a eu une influence sur quelques mômes, ce n'aurait pas du être le cas.


RS : Pensez vous qu'il était un rebel engagé ou désengagé ? (Note de la traductrice : La question est ainsi posée : Do You think he was a rebel with a cause or without a cause ? par allusion au film dans lequel joue James Dean, Voir plus haut)


Abe : Je pense qu'il se rebellait pour une cause…il voulait faire des choses très vite.


Beatty : Bobby travaille toujours vite, il est toujours pressé.


Abe : Il ne pouvait pas comprendre que tout ça prenne du temps. Il a compris désormais que les changements sont amenés par la politique.


Beatty : Oh, il ne le sait que trop maintenant.


RS : Pensez-vous que sa révolte était gratuite, que ce n'était que du spectacle ?


Abe : C'est difficile à dire. Il ne savait pas trop lui même, je crois. Il devenait si célèbre.


Beatty : Il n'imaginait pas…


Abe : Il a d'abord influencé quelques jeunes à New York. Puis quand il est allé à ce truc à Newport, il a touché des jeunes qui à leur tour ont essaimé ce qu'il était. Ils ont répandu l'évangile de Dylan…Il est alors devenu très influent. Ils ne connaissaient de lui que ce qu'il avaient vu là bas. Un rebelle, comme vous l'avez dit, comme les journaux l'écrivaient, un rebelle qui résistait à l'ordre en place. C'était ça qu'ils cherchaient.


Beatty : J'étais désolée de ce qui arrivait.


RS : Mis à part ce qu'on a cru de lui, que pensez-vous de l'image exploitée par le show business ?


Abe : Ses croyances sont solides et il les avait déjà lorsqu'il était encore à la maison : une attention portée aux plus démunis…il s'est toujours senti concerné.


Beatty : Il était toujours prêt à tendre la main, tout le temps.


Abe : Maintenant, je n'étais pas là pour départager le show business et ce qu'il fait pour les gens…je suis obligé de m'en remettre à ce que je lis.


Beatty : Quand nous l'avons vu à Carnegie Hall et à Milwaukee, il était déjà..


Abe, termina la phrase : Un grand homme.


Beatty : Nous avons été abasourdi quand nous avons vu les spectateurs au Carnegie. Nous ne savions pas trop quoi penser. Etait-ce possible ? Etait-ce un rêve ? Une seule personne pouvait-elle réellement faire ça ? Absolument seul ? Nous étions abasourdis.


RS : Le reconnaissiez-vous ? Vous disiez-vous : " C'est notre fils " ou " Ce n'est pas notre fils " ?


Abe : Je ne l'avais pas vu jouer avant. Je savais qu'il était différent sur scène, qu'il affichait des façons destinées autant à capter l'attention qu'à créer son identité et à se démarquer de l'ordinaire.


Beatty : Je me suis dit " Oh Mon Dieu ".


Abe : A Carnegie Hall, il marchait à grandes enjambées et inspirait un respect teinté d'effroi aux personnes présentes. C'était une personne différente.


Beatty : Quand il a chanté " With God On Our Side "…


Abe (interrompant Beatty) : Ce n'était pas son meilleur concert… Mais la presse était bonne. Je savais moi qu'il pouvait mieux faire.


Beatty : Lui a dit qu'il n'avait pas été bon.


RS : Avez-vous déjà senti chez Bobby le désir d'expliquer ou de défier la religion ?


Abe : Non, quand je l'ai entendu chanter " With God On Our Side " à Newport et quand je lui en ai parlé, il a dit : " Papa, ce n'est pas le genre de chansons que tu crois ". Je n'avais pas vu le texte. Je lui ai répondu que le titre donnait à penser que c'était une belle chanson. Il a ajouté : " Non, c'est une chanson sarcastique ". Quand j'ai lu le texte, j'ai compris ce qu'il voulait dire. Il agissait déjà comme un porte paroles, à sa façon, je crois, contre le système scolaire, contre le système religieux qui l'un comme l'autre, ne disent pas la vérité aux jeunes gens. Ce parti-pris est de plus en plus adopté…Ils veulent tous la réécriture des manuels scolaires.


Beatty : Il était en avance sur son temps.


RS : Que pensez-vous du Bellamy Award ?


Beatty : Il a plaisanté et ri de ça…


Abe : Tous les 50 ans, le drapeau de Francis Bellamy Award flotte sur une école dans chaque état, en son honneur. La cérémonie qui a gratifié Hibbing de cet honneur a eu lieu fin 1967 à Phœnix en Arizona. Le directeur de l'école et le maire étaient présents. Deux anciens élèves de la Hibbing High School devaient être récompensés pour leur renommée : Geno Palucci, patron de la Chunking Corporation et… Bob Dylan.


RS : Chunking et le Roi Du Rock ?


Abe : Ils souhaitaient que Bob vienne aux festivités en octobre pour le lever du drapeau. Il m'a demandé de leur faire savoir qu'il ne pensait pas qu'il y serait. Il m'a posé cette question : " Qui est Francis Bellamy ? "


Beatty : Il en savait plus qu'il voulait bien le dire. Il était resté enfermé à l'étage pendant douze ans à nourrir ses talents d'écrivain. Il avait lu tous les livres là-haut, il n'avait jamais vraiment acheté de BD. Il était capable d'acheter une BD si quelque chose l'intéressait à l'intérieur. Il aimait les BD classiques illustrées.


Abe : Il a commencé à les lire lorsqu'il avait 13 ou 14 ans.


Beatty : Oh oui, il allait aussi beaucoup à la bibliothèque.


Abe : J'avais pour habitude de l'aider à faire son travail scolaire. L'histoire lui posait problème, ça m'a toujours ennuyé moi aussi. Il ne visait pas la bonne note en histoire…Je le tannais pour qu'il obtienne un " A " en maths et en anglais mais lui disait que l'histoire, on n'avait seulement besoin de la lire. Il répondait que rien ne méritait d'être retenue en histoire, à l'inverse des mathématiques. Un jour, il est rentré à la maison après son cours de sciences naturelles et il a dit " Je ne serai pas médecin ". Je lui ai dit que les sciences naturelles concernaient le quotidien et qu'à l'exception de l'anglais, c' était ce qu'il y avait de plus important à apprendre à l'école… Il a laissé tomber.


RS : Y avait-il un écrivain dans votre famille ?


Abe : Non, pas de mon côté, il n'y avait personne.


Beatty : As-tu déjà seulement écrit une lettre ?


Abe : Je le pourrais si je le voulais.


Beatty : Oh, oui….Tu pourrais si tu voulais, et dessiner aussi. Bobby était un artiste. En réalité, je pensais que Bobby serait architecte. Oh, il a aimé ça pendant des années. Il dessinait et peignait sans cesse….Je pensais alors qu'il serait un artiste ou un architecte. J'ai tenté de le pousser vers l'architecture. Je pensais qu'il pourrait ainsi gagner sa vie. La poésie n'apporte qu'une reconnaissance posthume. Je lui ai dit que ses poèmes ne le feraient pas vivre….Non, il n'était pas au collège alors, ce n'est pas au collège que je lui en ai parlé, il ne faisait que passer. C'est lorsqu'il était en 10ème peut être en 9ème. C'est là que je lui ai dit qu'il ne vivrait pas de ses poèmes. Oui, il écrivait des poèmes à la High School. Il ne les montrait à personne sinon à son père ou moi…Ils parlaient du vent… Je lui disais : " Tu ne peux pas continuer comme ça, t'asseoir, rêver et écrire des poèmes ".


RS : Sa poésie lui aurait probablement rapporté beaucoup plus d'argent qu'à n'importe quel autre poète.



Beatty : Oui, je sais. Mais à ce moment là, je disais " Bobby, il faut manger ". " Je sais qu'il faut manger ", répondait-il. Il ne mangeait jamais assez. Il mangeait juste assez pour vivre.


RS : A quel moment a t-il commencé à utiliser le nom de Dylan ?


Beatty : Pour tout dire, un jour, à notre retour de Minneapolis, quelqu'un m'a demandé si Bobby allait prendre le nom de Bob Dylan. J'ai répondu que je ne savais pas. Lorsqu'il est venu à la maison ensuite je lui ai demandé : " Bobby, voudrais-tu prendre ta guitare et chanter " Twin Cities " ? Il n'a jamais eu besoin d'argent. Il continuait à dire qu'il n'avait pas besoin d'argent, parce qu'il en avait beaucoup. Nous savions qu'il jouait pour lui avant tout. Professionnellement parlant, nous ne savions pas que personne voulait l'écouter tel qu'il s'appelait. Je lui ai demandé : " Quelqu'un m'a dit que tu allais t'appeler Bobby Dylan. Existe-t-il un endroit appelé " Purple Onion " ? " Il me répondit " Oui, maman, il y en a sûrement un. ". Je lui ai dit " Pourquoi ne nous as tu rien dit ? il a répondu " Oh ! maman, tu n'aurais pas aimé ce nom là " - Dylan.


RS : Aimait-il Dylan Thomas, le poète ?


Abe : Je ne sais pas. Ce nom là est court et il en aime la sonorité. Nous ne lui avons jamais demandé. C'était son nom, tel qu'il l'avait épelé. Ça nous a donné l'occasion de discuter de la façon de prononcer et d'écrire Dylan ou Dy-Lan (daï-lan, comme pour le pronom " I ").


Beatty : C'était une astuce et ça continue à être une astuce aujourd'hui. En fait, cinq à 6 personnes me demandent chaque jour comment mon fils prononce son nom. Albert (Grossman) pensait-il réellement que les gens partout dans le monde allaient croire qu'il était orphelin ?


Abe : Il voulait travailler à une fausse image. J'ai dit à Albert : " ça ne peut pas continuer comme ça. Il ne peut plus se dissimuler ainsi. Nous devons être fiers ".


Note de RS : Nous parlons de la censure opposée à la chanson John Birch par la compagnie CBS et par Ed Sullivan.


Abe : Il nous a confié ne pas être très satisfait de CBS.


Note de RS : Nous allons dans la chambre de Bob et sur le chemin, nous passons devant une photo de Dylan. Je demande s'il avait dix ans sur la photo. On me répond qu'il venait d'avoir 18 ans. Il avait un visage poupin et potelé qui ne trahissait rien de son âge.


RS : Pensez-vous que Bob reviendra à Hibbing ?


Abe : Long silence sans réponse.


Note de RS :Ironie de la situation, trois semaines plus tard, son père mourra et Bobby reviendra à contrecœur pour ses funérailles.


Abe : Nous avons quelques photos de lui en scout. Il n'est pas resté chez les scouts longtemps. Il portait l'uniforme, j'étais content qu'il se soit inscrit chez les scouts mais je ne lui ai pas demandé s'il aimait ça ou pas.


RS : Pensez vous qu'il reviendra à Hibbing un jour, ou l'ignorez-vous ?


Abe, continuait à regarder les photos en ignorant ma question : Voici une photo de lui en août 1954 au camp de Théodore Herzel, dans le Wisconsin, près de Webstu.


RS : Combien de fois est-il allé en camp ?


Abe : Il y est allé lorsqu'il avait 13 ans, puis 14 ans et même je pense lorsqu'il avait 16 ans. Il a pris la direction du camp pour ses 16 ans. Le Rabbin m'a dit qu'il était alors le chef du camp. J'ai une photo de nous le jour des visites, je porte une culotte bouffante. J'ai une photo de Bob qui joue les toréadors, agitant une serviette en guise de cape. Il avait alors 12 ou 13 ans. Tout ça n'a pas de prix aujourd'hui. Le voici à nouveau jouant du bongo…Là une photo de sa chambre lorsque la tapisserie représentait des cow-boys.


RS : Que pensez-vous des photos de ce livre ? (6)


Abe : Du moment que vous avez la permission, je peux dire que je les aime beaucoup. Il m'a demandé de ne jamais céder aucune de ces photos, mais en ce qui vous concerne….Là, c'était une photo du traitement qu'il prenait pour son asthme. Son asthme ne le gêne plus guère maintenant. Je lui ai envoyé quelques unes de ces photos et je sais qu'il s'est débarrassé de certains clichés. Un jour nous réunirons toutes les photos.


RS : Comme celle là lorsqu'il a les cheveux coiffés en banane à la façon d'Elvis Presley. Je parie que vous appréciez d'avoir les bongos ici.


Abe : Oh, ils fermaient la porte et nous n'étions pas dérangés.


RS : Que pensez-vous de sa fascination pour les truands ? A Central City, il a essayé d'acheter les clichés d'un criminel dans un magasin de souvenirs. Est-ce vrai que les hors-la-loi l'intéressent ?


Abe : Il était fasciné. C'est vrai. Mais vrai tout le monde s'intéresse à ces criminels, moi compris. Voici un autre cliché de lui en cravate. Il date de 1958. Abe feuillette quelques pages de bandes dessinées étalées devant lui : des classiques illustrés : " Cyrano ", " 20 ans après ", " Les voyages de Gulliver ", " Le bossu de Notre Dame ", " Les Frères Corse ", " Les Pionniers ", " La Flèche Noire " par Stevenson, " Lorna Doore ", " Les Trois Mousquetaires ". C'est là qu'on voit la différence avec David, Bob organisait les choses " Moby Dick ", " Ivanhoé ", " Le Conte des deux villes ", " Don Quichotte ". Je les ai lus aussi.


RS : A votre avis que se serait-il passé si Bob avait étudié la musique de façon classique ?


Abe : Personne ne le sait. Je me demande simplement s'il aurait pu être un grand compositeur. Regardez ses disques : il a eu tous les disques enregistrés par Hank Williams, même les 78 t. Et aussi beaucoup de 45 t de hard rock, comme ceux de Little Richard, ainsi que d'autres groupes dont peut être vous n'avez jamais entendu parler.


RS : Sara, est-elle juive ?


Abe : Oui, elle s'appelle Novozovotsky. Bob a reconstitué son arbre généalogique et sa grand-mère est elle aussi originaire d'Odessa. Note de RS : le nom correct est Novozlitsky (7)




LES DISQUES DU SOUS-SOL

RS : " Baby Blue " Par les Hot Rods et Gene Vincent
" Dearest " et " There Ought To Be A Law " par Mickey et Silvia, du Label Vik.
"Blue Suede Shoes" par Elvis Presley
Presley encore "Heartbreak Hotel" et également "Tuti Frutti" interprété par Little Richard...
The Clovers on Atlantic, par Little Richard sous un label spécial.
" Long Tall Sally " et " Miss Ann " ", " Slipping And Sliding " par Buddy Holly.
"Hank Snow sings Jimmy Rodgers.
Il était fan de Nat King Cole.
" Flying High " Par Bobby Vee and The Shadows chez Soma Label.
Et chez Minneapolis, pour lequel Abe précise qu'on le distribuait indépendamment, Gene Vincent sur Capital.
De tous les disques passés en revue, Abe n'a retenu que celui de Freddy Garner pour le merveilleux solo de saxophone.



Abe : J'achetais peu de disques à l'époque mais….


Note de RS : C'est à ce moment-là qu'apparurent une flopée de titres par Hank Williams.


Abe : …..Mais je parie que Bob rapportait ces disques de l'extérieur pour les jouer quand il était à la maison. J'ai des enregistrements de Bob sur ces petits disques à 25 cents. David et lui jouaient et nous les enregistrions. D'autres disques encore : The Everly Brothers, Bill Halley, je crois dit Abe. Ce Rock Around The Clock est un grand classique. Les Platters, Pat Boone, Webb Pierce, " High Moon " par Frankie Laine. Abe précise " Mince, tous les disques de Billy Daniel sont cassés. "


RS : Croyez-vous qu'il s'est véritablement blessé lors de son accident de moto ?


Abe : Non, il m'a montré l'endroit où ça a eu lieu. C'était pile dans le tournant, je lui ai demandé : " Comment se fait-il que toi, tu voyageais en moto et les autres en voiture ? ". Il a répondu : " J' utilisais la moto en permanence… Peu importe l'état d'esprit dans lequel tu prends la moto… tu peux te blesser même devant ta maison… je ne lui en ai pas demandé plus long sur cette histoire. " RS note avec ironie qu'il n'a pas parlé de faits mais d'une histoire.


Abe : Je lui ai demandé s'il était gravement blessé et il a répondu : " Ouais, j'ai pas mal trinqué ". Il a ajouté : " j'ai vraiment eu peur ". Son visage était abîmé. Je pense à cet accident à chaque fois que j'aborde ce virage. Autant que je m'en souvienne, c'est à 4 ou cinq blocs de sa maison, à un endroit qu'il est bien difficile de décrire tant la route est étroite. Si étroite qu'il n'y a guère plus de place que pour une voiture.





nota :

1 / Abe a textuellement dit que " son frère aîné et sa sœur étaient nés à Odessa ". Plus tard il se contredira en disant " Je n'ai q'un jeune frère, les autres sont plus vieux ". Si cette affirmation là est vrai alors trois de ses frères et sa sœur sont nés à Odessa.
Dans son livre " Dylan au Minnesota " David Engels affirme que 4 enfants sont nés à Odessa et que seul Abe et Max, son jeune frère, sont nés aux USA. Dans la biographie qu'il a écrite sur Bob, Howard Sounes écrit que 3 enfants seulement viennent d'Odesssa. L'affirmation de Sounes est probablement incorrecte. L'entrée des USA dans la première guerre mondiale en 1918 apporte certainement une explication à tout ça. A cette époque, tout étranger sur le sol américain devait être recensé et il semblerait que plutôt que de faire recenser leurs fils Jake, ou Jack, comme un étranger, les Zimmerman ont saisi l'opportunité de le faire enregistrer comme étant né sur le territoire américain.

2 / Il s'agit de la maison de Woodstock.

3 / L'obstétricien en question est le Docteur James R Manley MA.

4 / The Lybba Theater, ainsi nommé en mémoire de Lybba Edelstein, la grand-mère de Bob, a été construit en 1947 par les oncles de Bob : Max, Julius et Sam Edelstein; d'où les entrées gratuites. Le théâtre est resté en possession de la famille jusqu'à sa mise en vente en 1976. Le Lybba, qui a définitivement fermé ses portes en octobre 1982, est resté inoccupé jusqu'à sa réouverture sous le nom de " Sunrise Deli Lybba " en 1984.

5 / En 1955, au moment de la mort de Dean, Dylan avait 14 ans. Les dates semblent donc coïncider.

6 / Trois photos sont publiées dans " No Direction Home : The Life and Times Of Bob Dylan ", la biographie écrite par Robert Shelton. Les photos sont présentées comme étant " gracieusement prêtées par Bob Dylan ".

7 /Le nom de jeune fille de Sara est Nozniski, et non Novozovotsky. Profitons de l'occasion pour corriger les erreurs de quelques journalistes peu regardants qui par le passé ne s'en sont pas tenus à donner à Sara deux noms de famille incorrects mais aussi un nom marital erroné en rebaptisant son mari. La croyance populaire veut que Victor A.Lownes, un cadre de Play Boy, soit son premier mari, une erreur perpétuée par Shelton lui même dans No Direction Home.
En réalité, Shirley Noznisky était mariée au photographe de mode Hans Lownds. C'est d'ailleurs Hans, de son vrai nom Heinz Ludwig Lowenstein, qui a persuadé Shirley à changer de prénom pour Sara. Notez au passage que le nom de famille est bien Lownds et pas Lownd(e)s.




Cette interview publiée dans Isis, A Bob Dylan Anthology, a été traduite par Agnès Chaput avec l'aimable permission de Derek Barker que nous tenons à remercier vivement.
www.bobdylanisis.com


haut