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D. DWYER, BOB DYLAN ET L'AUTO-ILLUSION
Département de Philosophie, Université de Boston
Platon : "Il n'y a rien de pire que l'auto-illusion
Quand l'illusionniste est toujours à la maison et toujours avec vous". (Cratylus 428d)
Kant : " L'auto-illusion est à la racine de toute hypocrisie ". (1791)
Léonard Cohen :
" Il y a de la fêlure en chaque chose
C'est par elle que vient la lumière ".
Ce qui a attiré tant de personnes vers la poésie de Dylan, , c'est l'évolution d'un auteur-compositeur disposé à franchir les artifices d'un monde hypocrite et déliquescent par des chemins toujours plus marqués d'intégrité et de vérité. Mais si Kant voit juste, alors faire montre d'hypocrisie équivaut à triompher des formes que prend la tromperie, la plus retorse d'entre elles tenant à l'auto-illusion. Le parcours de Dylan, des années 60 jusqu'aux années 90 peut être analysé sur la base des avancées qu'il a suivies à explorer toujours plus cette tendance insidieuse du sujet à se penser soi-même comme différent de ce qu'il est.
La période folk du Dylan jeune au tout début des années 60 et jusqu'à The Times They Are A-Changin’ se déploie essentiellement autour de la protest song, grâce à laquelle le chanteur désigne d'un doigt accusateur les tenants du pouvoir dans une société qui a trahi les pauvres, ceux qui n'ont pas accès aux urnes et les opprimés, en leur faisant croire qu'ils étaient administrés avec bienveillance. Le constat ainsi posé permet à l'évidence de voir en cette supercherie l'origine des injustices de cette société. Mais tomber dans cette évidence de raisonnement nuit à une lecture des limites de nos mentalités. Tout occupé que nous sommes à regarder ce que nous montre ce doigt accusateur, nous en oublions de considérer que ce même doigt nous désigne dans un revers naturel du geste.
Avec Another Side Of Bob Dylan en 1964, Dylan prend conscience de ce que nous sommes tous coupables de ces démons que dénonce le peuple folk dans Sing Out. On se souviendra ici des Frères Karamazov de Dostoïevski dans lesquels Zossima dit, en réponse à l'athéisme désillusionné d'Ivan : " Nous sommes tous responsables de tous les hommes, responsables pour tous les hommes et responsables de tout ". Il en ressort naturellement que nous exonérer de tout complicité, ou nous tenir à distance de ces démons par l'exercice intellectuel revient à vivre dans l'illusion de nous-mêmes. Et ceux qui refusent cette culpabilité sont les mêmes qui alimentent une critique sociale unilatérale. C'est ainsi que Dylan a écrit de son ancienne personnalité : " Ne craignant pas de devenir mon propre ennemi, A l'instant même où je prêchais ".
Bringing It All Back Home en 1965 signe un changement radical dans la poésie de Dylan tout comme en témoignent également It's Alright Ma et My Back Pages enregistrées sensiblement à la même époque. Le problème posé n'est plus tant celui des tromperies dont on est l'objet que celui des mensonges que l'on se fait à soi-même. L'analyse qui en découle est de fait bien différente. Se mentir à soi-même est une tromperie bien différente que celle des mensonges servis aux autres. Tel que formulé par Aristote, cet aveuglement est le plus retors à percer puisque le trompeur et le trompé sont identiques. A cette époque comme plus tard en 1975 avec Idiot Wind et Tangled Up In Blue, Dylan prend alors appui sur des expressions poétiques variées tel que la distanciation, les détours ou la double narration pour approcher toute la difficulté de se voir soi-même à la fois comme le trompeur et comme le trompé. (Voir Sir Walter Scott : " O la toile enchevêtrée que nous tissons, Lorsque dès l'abord nous pratiquons la tromperie " Marmion) L'intensité de ces détours, de ces dialogues intimes épars dit l'inextricable dialectique entre ce que nous sommes et ce que nous prétendons être.
Time Out Of Mind en 1997 apporte une touche finale à ce thème problématique de l'illusion approché par Dylan. Mu par un souci d'honnêteté, Dylan pose la question de savoir si nous sommes les jouets de cette illusion, propre semble-t-il à notre condition d'homme. En d'autres termes, qui peut nous garantir que cette conscience du problème de l'illusion suffira à nous tenir éloigné de ce piège-même ? Les réponses données par Dylan dans le plus apocalyptique de ses albums approche ce que le poète peut offrir de mieux dans un foisonnement de sons luxuriants et morbides : La fin de tous les temps comme de cette existence de chair, le vœu brûlant et infini de cette fin des temps, l'assentiment contraint des Ecclésiastes à prétendre outrepasser la vanité par le biais d'une fois désespérée en l'existence et la validation de son ordinaire. La confrontation à ce moment ultime de la Révélation - l'Apocalypse, le divin démasqueur - vient alors en dernier recours pour assurer à l'un la vérité de sa révélation enfin atteinte, de ce moment où tombent les masques, ce moment où la mort opère la fusion de celui qui a été, en celui qui est et en celui qui peut encore devenir.
Une analyse du film Masked and Anonymous, sorti en 2003, est indispensable pour refermer cette étude. Dylan y donne le sentiment de choir à nouveau dans cette vérité désespérée et poétique d'une condition humaine vouée à porter éternellement un masque changeant, seul garant de l'anonymat voire de la perte d'identité. Un retour qui renvoie Robert Zimmerman devenu Bob Dylan à ses origines en ce changement incessant des masques. Ainsi le garde d'animaux (Val Kilmer) loue les animaux qui ne cèdent pas au fantasme de la gloire :
" Un lion n'essaie pas d'être un tigre, un lapin n'essaie pas de faire une imitation de singe. Ils n'essaient pas d'être ce qu'ils ne sont pas ".
La version originale de cet article se trouve à :
Philosophy Department
Boston College, Daniel Dwyer
Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.
Note de la traductrice :
A lire sur le même sujet, L'histoire de Pi de Yann Martel.
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